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TV5 Monde, le 21/04/2021
par Romain Sinnes
Le récent soutien turc à l’Ukraine, dans un contexte de regain de tension avec la Russie, jette un nouveau froid sur les relations entre Moscou et Ankara. Tantôt en phase, tantôt en désaccord, les deux puissances entretiennent des rapports complexes et intéressés. Entretien avec Jean Marcou, enseignant-chercheur à Science-Po Grenoble et spécialiste de la Turquie.
C’est une visite que Moscou n’a pas digéré. Ce 10 avril dernier, le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, rend visite au chef de l’Etat turc, Recep Tayyip Erdogan. Ce dernier réaffirme alors « toute forme de soutien » à l’Ukraine face à la menace russe. Ankara refuse en effet toujours de reconnaître l’annexion de la Crimée par la Russie. En 2019, la Turquie avait également livré six drones à l’Ukraine, en conflit avec les séparatistes du Donbass, soutenus par Moscou.
Les relations entre Turquie et Russie ont déjà failli connaître l’abime. En 2015, un avion russe était abbatu par deux chasseurs turcs à la frontière turco-syrienne. Les deux puissances étaient passées proche de l’escalade.
Pourtant, en 2019, la Turquie se dotait de missiles russes S-400 contre l’avis de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (Otan), dont elle est membre.
Pour Jean Marcou, enseignant-chercheur à Science-Po Grenoble et spécialiste de la Turquie, « les périodes d’accalmie ont été rares » entre les deux nations. Entretien.
Jean Marcou : Lorsque l’on regarde leur histoire commune, la Turquie et la Russie ont toujours entretenu des relations conflictuelles. L’une des causes du déclin de l’Empire ottoman, c’est d’ailleurs la menace que représentait le grand voisin du nord. Quatorze guerres l’ont opposé à l’empire russe. Les périodes d’accalmie ont été rares, comme durant l’entre-deux-guerres, quand Mustapha Kemal et la jeune république soviétique avaient un intérêt commun à empêcher l’impérialisme occidental. Durant la Guerre froide, la Turquie s’est retrouvée dans le bloc de l’ouest.
Depuis les années 90 et la fin de l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS), les deux nations ont entamé la construction d’une relation plus fonctionnelle, moins politique. La fourniture de gaz russe à la Turquie a notamment créé une sorte de codépendance. D’une part, la Turquie dépendait des exportations russes, qui représentaient à un moment donné 60 % du gaz turc, et de l’autre, la Russie dépendait des importations de gaz turques car le pays était un bon client. De sorte que s’est établi une sorte d’équilibre.
Dans le même temps, les deux pays ont coopéré dans le domaine du tourisme, puisque les touristes russes constituent le plus important flot de touristes étrangers en Turquie. La Russie édifie actuellement une centrale nucléaire en Turquie et il existe des partenariats militaires avec notamment l’achat de missiles S-400 russes par la Turquie.
Idéologiquement, il existe, au sein du ministère des Affaires étrangères turc, une tendance eurasiatique
Jean Marcou, enseignant-chercheur à Science Po Grenoble, spécialiste de la Turquie
TV5MONDE : A-t-on pu observer, à un moment donné, un glissement turc vers la Russie au détriment que de ses alliés occidentaux ?
Jean Marcou : Contrairement à ce que l’on peut entendre, la Turquie ne bascule pas de l’Otan vers la Russie. Elle dispose d’une base américaine à Incirlik. Elle est toujours membre de l’organisation et reste liée aux Occidentaux par des obligations en matière de défense. Il n’y a jamais eu d’alliance, plutôt des rapprochements, des convergences de circonstances.
On a pu le constater, par exemple, sur le terrain syrien, avec le processus d’Astana (ndlr : traité signé, en mai 2017, par la Russie, la Turquie et l’Iran, sur la création de « zones de désescalade » et de « zones de sécurité » en Syrie). Cela a permis à la Turquie de marginaliser les Occidentaux de la résolution du conflit pour mener sa propre politique d’intervention dans le nord du pays.
Et ce, avec la tolérance, bien plus qu’avec le soutien russe. Idem dans le Caucase, au Haut-Karabagh, où la Turquie a su habilement tirer profit de la neutralité russe pour défendre ses intérêts. À l’heure actuelle, ce sont des équipes russes et turques d’interposition qui surveillent l’application du cessez-le-feu. Mais au bout du compte, l’achat de missiles ou la construction d’une centrale n’équivalent pas à une intégration dans l’Otan. Le socle est puissant.
TV5MONDE : Ces convergences témoignent-elles d’une volonté politique au sein de l’administration Erdogan ?
Jean Marcou : Idéologiquement, il existe, au sein du ministère des Affaires étrangères turc, une tendance eurasiatique. On la retrouve d’ailleurs aussi chez certains conseillers d’Erdogan. Cette doctrine consiste à dire que les deux grands pays que sont la Russie et la Turquie devraient s’allier plutôt que de mendier le soutien auprès des Européens. Ce sont des tendances nationalistes, d’extrême-droite si j’ose dire. Mais globalement, la tendance dominante est néo-ottomane, islamique et finalement attachée à une alliance avec l’Ouest.
Je pense d’ailleurs que si la Turquie s’alliait à la Russie, ce serait une énorme erreur de sa part. Elle en deviendrait dépendante dans un contexte très compliqué. Actuellement, son avantage est de pouvoir converger sur un certain nombre de dossiers avec la Russie tout en restant membre de l’Otan. C’est ce qui fait sa force et c’est ce qui est attirant pour la Russie. D’ailleurs, quand elle a tenté de se rapprocher davantage de la Russie, en essayant d’entrer au sein du groupe de Shanghai ou d’organisations eurasiatiques, elle n’a pas été admise ou alors ce fut comme membre observateur.
En Turquie, beaucoup commencent à prendre peur car ils craignent une confrontation avec le grand voisin du nord
Jean Marcou, enseignant-chercheur à Science Po Grenoble, spécialiste de la Turquie
TV5MONDE : Quelle lecture peut-on faire du soutien diplomatique turc à Kiev dans son conflit l’opposant à Moscou et de la vente de drones ?
Jean Marcou : La grosse patate chaude entre la Russie et la Turquie reste l’Europe orientale et la mer noire. La Turquie a toujours refusé de reconnaître l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014. Mais je pense qu’il faut rester nuancé. La Turquie affiche certes son soutien à l’Ukraine mais elle n’entre pas en guerre à ses côtés. Depuis plusieurs années, elle a de très bons rapports avec l’Ukraine via diverses coopérations économiques, militaires mais aussi touristiques.
Depuis qu’Ankara a affiché son soutien à Kiev et que le président Zelensky a encouragé le tourisme en Turquie, Moscou a coupé ses lignes avec la Turquie, officiellement en raison de la recrudescence de coronavirus. Alors certes, on observe une accélération de l’épidémie en Turquie mais où n’en observe-t-on pas…
En outre, cette histoire de drones turcs livrés à l’Ukraine commence à inquiéter pas mal de monde en Turquie. Les Turcs n’étaient pas habitués à cette politique interventionniste. Depuis quelques années, Erdogan envoie ses troupes, ce que la Turquie n’avait quasiment jamais connu dans toute l’histoire de la République (née en 1923). Beaucoup commencent à prendre peur car ils craignent une confrontation avec le grand voisin du nord.
Dans sa relation avec la Russie finalement, c’est un peu la réponse du berger à la bergère
Jean Marcou, enseignant-chercheur à Science Po Grenoble, spécialiste de la Turquie
TV5MONDE : Faut-il finalement qualifier les rapports russo-turcs de simplement pragmatiques ?
Jean Marcou : La Turquie pratique la politique du grand écart. Cela témoigne d’une volonté de récupérer un peu de marge de manœuvre par rapport à l’Otan, c’est-à -dire, d’avoir une politique nationale permettant de faire partie d’une alliance internationale tout en ayant la possibilité de défendre ses intérêts au niveau régional. Il y a eu un moment où la Turquie était beaucoup plus proche des Occidentaux car c’était un pays moins puissant.
Dans sa relation avec la Russie finalement, c’est un peu la réponse du berger à la bergère. Quand les Russes vont vers la Turquie, ce qui les intéresse, ce n’est pas de s’allier mais plutôt de décrocher la Turquie de ses alliés occidentaux, en trouvant des terrains d’entente, en l’amenant à faire des infidélités à ses alliés. En témoigne l’achat de missiles. D’une certaine manière, la Turquie a fait un peu pareil. Ce qui l’intéresse n’est pas tant de s’allier à la Russie mais de pouvoir prendre de la marge par rapport aux Occidentaux. Mais le jour où elle est en désaccord avec la Russie, elle va s’appuyer sur son alliance occidentale pour dire aux Russes, « Nous ne sommes pas seuls. »
TV5MONDE : Quelle est l’importance de cette relation bilatérale sur l’échiquier géopolitique international ?
Jean Marcou : Ce qui est intéressant à observer, c’est l’évolution des relations turco-américaines, qui sont aussi une explication aux évènements en cours. Très dégradées sous Obama, elles se sont réchauffées sous Trump, surtout en raison de la relation personnelle entre les deux dirigeants.
Avec l’arrivée de Joe Biden et compte tenu des discours démocrates concernant la Turquie avant son investiture, on pouvait se dire que la Turquie allait souffrir. Néanmoins, elle n’a pas commis l’erreur, comme certains pays de la région, de soutenir Trump lorsqu’il remettait en cause les résultats de la présidentielle et a pris ses distances.
Biden ne s’est toujours pas prononcé sur la Turquie et la laisse faire ses preuves. Alors même qu’on pouvait imaginer qu’ils s’en détourneraient, les Etats-Unis essayent plutôt d’utiliser la position stratégique turque, qui est la seule à contrôler les détroits, comme durant la Guerre froide, d’autant plus durant cette période de tensions avec la Chine et la Russie.
Il reste malgré tout une grosse affaire à régler : les S-400. En les acquérant, la Turquie a été exclu du groupe qui construit le F-35 américain, avion dont elle avait envisagé d’en acquérir une centaine. Or, si elle ne se fournit auprès des Américains, alors auprès de qui ? Ces S-400 sont un sujet d’opposition mais peuvent devenir un sujet de négociations.
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