La romancière turque Asli Erdogan à sa sortie de la prison pour femmes de Bakirköy, à Istanbul, le 29 décembre 2016. OZAN KOSE / AFP
Ces mots, « le silence même n’est plus à toi », sont ceux d’un vers du grand poète Georges Séféris, prix Nobel de littérature en 1963, Grec d’Asie mineure hanté tout au long de sa vie par l’exode forcé, après la première guerre mondiale, de centaines de milliers des siens qui y vivaient depuis des siècles.
Inlassable combattante des droits des minorités, physicienne et romancière, Asli Erdogan, incarcérée depuis le 16 août dans la sinistre prison pour femmes de Bakirköy, à Istanbul, à laquelle elle avait consacré un bouleversant roman (Le Bâtiment de pierre, Actes Sud, 2013), a finalement pu bénéficier de la liberté provisoire le 29 décembre. Mais de son propre aveu, « une partie d’elle-même reste en prison ».
Lors de son arrestation, ses notes de travail et trois de ses livres traitant des massacres des Kurdes et des alévis, fidèles d’une secte issue du chiisme persécutés par les Ottomans comme par la République, ont été saisis.
Jamais elle n’a cessé de dénoncer les silences de son pays hanté par les fantômes d’une histoire jamais assumée, dont la « grande catastrophe » qui a anéanti les Arméniens de l’Empire ottoman en 1915, les répressions massives après les coups d’Etat militaires (1960, 1971, 1980), la « sale guerre » contre les nationalistes kurdes.
« Peut-être qu’il ne faut pas juger le passé à la lumière du présent, mais en nous taisant et en faisant la sourde oreille, c’est notre crime originel que nous perpétuons », rappelle la romancière, accusée de participation à une organisation terroriste – le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan, qui mène la lutte armée contre Ankara depuis 1984) – pour avoir fait partie du » comité consultatif » animant le quotidien prokurde Ozgür Gündem.
Ecrits au cours des dix dernières années pour ce journal, interdit comme des dizaines d’autres médias après le coup d’Etat raté de juillet 2016 – les uns pour de présumés liens avec la confrérie islamiste de Fethullah Gülen, accusée d’en être le maître d’œuvre, les autres mis en cause pour leurs liens avec le PKK –, ces vingt-neuf textes (cinquante dans l’édition originale) racontent l’éternel retour de ces tragédies devenues encore plus présentes avec l’intensification des opérations militaires contre la rébellion kurde, dans le sud-est du pays. » Corps déchiquetés comme ensevelis sous les fondations d’une autre époque… Ames déchiquetées, mots en lambeaux, yeux plus morts que les morts. Et le seul reste d’un enfant, d’une enfance qui a duré douze ans : l’os noirci d’une mâchoire, brûlé jusqu’à la désintégration – qui sait par quel genre de flamme – gisant à l’entrée d’une cave tout imprégnée de l’odeur des corps brûlés vifs « , écrit la romancière dans la chronique qui donne son titre au recueil. » Je ne veux pas être complice de l’assassinat des hommes, ni de celui des mots, c’est-à-dire de la vérité. »
Ces scènes se déroulent à l’automne 2015, quand la rébellion kurde du PKK lance une série d’insurrections urbaines, notamment dans la petite ville de Cizre, toute proche des frontières syrienne et irakienne. Les autorités turques répondent en assiégeant les quartiers insurgés avant de les reconquérir rue par rue, sous un déluge de feu, alors même que des civils y restaient piégés. Publié dans l’urgence après l’arrestation de la romancière, ce recueil ne date pas les chroniques et ne les contextualise pas, même dans une préface, au risque de perdre un lecteur français. Celui-ci risque de ne pas être suffisamment au fait de l’actualité turque pour comprendre à quoi se réfère la romancière dans chacun de ces textes écrits dans le feu de l’actualité – certains ont d’ailleurs été versés au dossier de l’accusation.
Prose imagée et puissante
L’indétermination des événements évoqués donne un caractère encore plus universel à sa prose imagée et puissante. Asli Erdogan verse certes parfois dans l’excès de pathos ou dans de hasardeuses analogies historiques comme dans la chronique » guerre et guerre « , histoire d’un voyage » qui commence à cent kilomètres d’Auschwitz et s’achève cent kilomètres avant -Cizre « , deux réalités tout aussi » irracontables » : » La retraite désespérée face à l’immensité de l’inaudible, de ce qui est à jamais inaudible. » Toujours elle met la plume dans la plaie, racontant l’inexorable basculement de son pays vers un régime toujours plus autoritaire. Jamais jusqu’ici, malgré ses engagements, la romancière n’avait été arrêtée. » Ce n’est pas Asli qui a changé, c’est la Turquie « , relevait récemment l’une de ses plus anciennes amies.
Ces chroniques ne parlent pas seulement de l’actualité, des engagements, des rêves fracassés. » Ma recette “personnelle” – il est certain que nul ne saurait enseigner à l’autre comment exorciser ses traumatismes – est d’approcher chaque existence avec le sens du destin « , relève la romancière, soulignant que » cette coupe avec laquelle je puise dans l’océan amer de notre monde, et surtout de notre propre géographie, si elle m’a permis de goûter à l’amertume de l’autre, alors, elle n’aura pas été bue en vain « . Asli Erdogan raconte aussi bien l’infinie désolation d’une nuit d’hiver dans la forêt, » où la lune surgit entre des nuages lourds et effrayants « , que son émotion devant trois perruches en cage, qui lui font penser à la prison où un ami élevait ces oiseaux dans sa cellule.
La sensibilité est à fleur de peau dans les petites choses du quotidien comme pour les tragédies de grande ampleur comme cette nuit du 15 au 16 juillet 2016, celle du coup d’Etat raté. C’est le premier texte du livre et sa dernière chronique publiée avant l’arrestation. Le jour se lève après une nuit de sang : » Venue d’un soleil plus lointain et plus froid, la lumière ne réchauffe ni ne console, elle ne promet rien aux vies qui ont été sauvées ou perdues. »