Turquie : un coup d’État peut en cacher un autre
TV5 Monde, le 26.01.2017
Pascal Priestley
Alors que le président Erdogan prépare son referendum de révision constitutionnelle destiné à accroître et éterniser son pouvoir, le premier procès de soldats accusés d’avoir pris part à la tentative de coup d’État de juillet s’est ouvert cette semaine. La Grèce a refusé d’extrader ceux qui s’y étaient réfugiés.
La répression, en réalité, frappe bien d’autres que les seuls putschistes. La dérive dictatoriale du régime d’Ankara se confirme, dans une relative indifférence internationale.
Ils sont une soixantaine à la barre. Au total, 62 soldats, dont 28 officiers et sous-officiers en détention provisoire, sont accusés d’avoir tenté, dans la nuit du 15 au 16 juillet, de prendre le contrôle de l’aéroport international Sabiha Gökçen d’Istanbul. Ironie de l’histoire, plusieurs d’entre eux jugés en comparution libre n’ont pu être convoqués car ils participent actuellement aux opérations militaires turques contre l’État islamique dans le nord de la Syrie. Les accusés risquent chacun … trois peines de prison à perpétuité. Leur tribunal fait face à la prison de Silivri, en lisière d’Istanbul. Un important dispositif de sécurité y est déployé.
>lire notre encadré en bas de page : » La justice grecque refuse d’extrader huit militaires turcs »
Premier par son ampleur, le procès a été précédé d’un avant-goût. Au début du mois de janvier un autre tribunal condamnait à la prison à vie deux gendarmes reconnus coupables d’implication dans la tentative de putsch … toujours aussi obscure. Officiellement, celle-ci est imputée par Ankara au prédicateur islamiste Fethullah Gülen, installé aux États-Unis. Celui-ci continue de nier catégoriquement toute implication. Débat quelque peu obsolète tant la répression, en tout état de cause, dépasse largement les faits liés au coup d’État manqué.
Chasse aux journalistes
Bien au-delà des putschistes présumés, les purges engagées après le 15 juillet visent, ainsi qu’on l’a vite pressenti, les milieux pro-kurdes, les médias, et d’une façon générale ce qui gêne encore la marche d’Erdogan. Pas moins de 43 000 personnes ont ainsi été arrêtées après le 15 juillet et l’instauration de l’état d’urgence. Particulièrement ciblés : des magistrats, des universitaires, des journalistes. Selon l’ONG turque de défense de la presse P24 qui en publie la liste, cent cinquante-et-un journalistes ou collaborateurs de presse sont aujourd’hui en détention.
Can Dündar, chroniqueur de Cumhuriyet
Parmi eux, une partie de la rédaction du journal honni du régime, Cumhuriyet. Principal quotidien d’opposition, Cumhuriyet (« République », en turc) avait entre autres mis à jour les liens entre le régime d’Ankara et des rebelles islamistes de Syrie. Commentaire d’un de ses chroniqueurs, Can Dündar, condamné à cinq ans de prison pour divulgation de secrets d’État mais réfugié en Allemagne : « la Turquie est devenue la plus grande prison de journalistes au monde », déclare t-il au Parlement européen en octobre dernier. Un peu au-delà , enfait.. Pour avoir déclaré qu’il refuserait de servir le thé à Recep Tayyip Erdogan si – pure imagination – il venait visiter le journal, l’employé de la cantine du même Cumhuriyet s’est vu incarcéré, inculpé d’injure au chef de l’État.
Une répression déjà bien rodée
Un motif aux allures d’aveu, qui n’a pas attendu les événements de l’été 2016 pour servir de base à la répression. Les procès sous cette inculpation se sont multipliés depuis l’élection d’Erdogan à la tête de l’État en août 2014 – il n’était auparavant que Premier ministre. Près de 2000 procédures judiciaires ont ainsi été lancées en Turquie, visant aussi bien artistes et journalistes que simples particuliers qui risquent jusqu’à quatre ans de prison.
C’est en 2015 que la propension tyrannique du régime, jusqu’alors contenue, prend une nouvelle dimension. Essuyant un revers électoral en juillet, Erdogan refuse tout compromis ou négociation avec l’opposition, préférant déclencher de nouvelles élections. Dans un climat de terreur et sur fond d’attentats – imputés tantôt à Daesh, tantôt à des factions kurdes – celles-ci redonnent en novembre 2015 une majorité parlementaire plus confortable à Erdogan. Insuffisante toutefois pour lui permettre d’asseoir constitutionnellement le régime présidentiel de ses rêves, dont il a déjà fixé les contours.
Reste la manière forte. La trêve avec le PKK (Parti de travailleurs du Kurdistan, en lutte armée depuis des décennies dans le Sud-Est anatolien) se trouvant rompue, le régime sait exploiter le climat de guerre qu’il a contribué à réinstaurer pour légitimer son durcissement.
Bête noire
Particulièrement visé, le Parti Démocratique des Peuples (HDP). D’origine pro-kurde mais refusant l’éthnicisme comme la lutte armée du PKK, légaliste, laïque et de gauche, féministe – il est co-dirigé par un homme et une femme – inspiré des luttes de la société civile. Parfois comparé non sans raison au Syriza grec, c’est lui dont la percée a en grande partie entravé la marche d’Erdogan au pouvoir absolu.
Malgré le climat de terreur, la formation trublionne a conservé aux élections de novembre 2015 plus de 10 % des voix au plan national (et donc bien plus dans les régions kurdes) et une soixantaine de députés. Trop pour celui que la presse gouvernementale appelle désormais le « Reis » (le chef). Le HDP lui est d’autant plus intolérable que sa dialectique nuancée contrarie la diabolisation officielle des kurdes qui cimente la Turquie d’Erdogan. En mai 2016, l’immunité de ses députés est levée en même temps que celle de soixante-dix autres parlementaires.
Lorsque survient en juillet la tentative de putsch, le HDP – qui la dénonce aussitôt – n’y a joué de toute évidence aucune rôle. Il n’en deviendra pas moins l’une des principales cibles de sa répression, désormais traité de « terroriste » au même titre que le PKK qui a repris l’action violente dans le sud-est anatolien.
Ses principaux dirigeants sont arrêtés en novembre, dont ses deux co-présidents, le charismatique Selahattin Demirtas (ex-candidat à l’élection présidentielle) et son homologue féminine, Figen Yüksekdag. Le 17 janvier dernier, le parquet requiert contre eux respectivement 142 ans et 83 ans.
Kemal Kiliçdaroglu, chef du Parti républicain du peuple
Discrétion internationale
L’ampleur de la répression suscite une certain malaise de l’Occident, notamment de l’Union européenne, dont les relations avec la Turquie se sont dégradées ces derniers mois. Si la cette dernière reste officiellement candidate à l’intégrer, la procédure se trouve dans les faits gelée.
Les protestations, pourtant, restent dans l’ensemble aussi discrètes que symboliques. L’imbroglio de la crise syrienne dans laquelle la Turquie se trouve belligérante contre l’État islamique – mais aussi… leurs ennemis kurdes qui sont également les siens-, membre actif de l’OTAN et alliée de Poutine, qui détient, plus encore, la clé du passage de millions de réfugiés attirés par l’Europe tempère toute velléité de pression internationale sur le régime d’Erdogan.
L’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (qui compte 47 membres dont la Turquie et la Russie) a renoncé lundi 23 janvier à Strasbourg à tenir un débat d’urgence sur la Turquie, que ses commissions des affaires politiques et du monitoring demandaient mais dont Ankara ne voulait à aucun prix.
Selon une source haut placée au sein de cette assemblée qui réunit des délégations des parlements de 47 Etats, le gouvernement turc a fait pression sur plusieurs pays pour qu’un débat sur « le fonctionnement des institutions démocratiques en Turquie » n’ait pas lieu.
Peu de réactions à l’étranger contre cette embastillement de deux des principaux opposants – élus – du régime d’Ankara, il est vrai bien gauchisants. « Ces arrestations sont absurdes », déclare alors Kemal Kiliçdaroglu, chef du Parti républicain du peuple, deuxième force politique du pays, fort éloignée du HDP. « La Turquie avance comme un véhicule sans frein. Personne ne sait où elle va. Les dirigeants sont en train de la ramener dans les ténèbres moyen-orientales, tout ça pour imposer un régime présidentiel personnifiée ».
Sur mesure
Là réside en effet l’essentiel du mobile. Onze ans Premier ministre, celui qui se rêve en nouvel Atatürk a revêtu en 2014 le costume de président de la République, jusqu’alors honorifique mais dans l’intention peu cachée de l’adapter à sa stature et son appétit.
Il faut pour cela changer la constitution. Après la mauvaise passe électorale de 2015, les circonstances adverses ou miraculeuses, périphériques (situation en Syrie, menace kurde réelle ou imaginaire) autant qu’internes (putsch raté de son ex-allié politique, réel ou imaginaire), rendent désormais possible cette opération. Hier réticent mais désormais à ses ordres, le Parlement l’autorise ce 19 janvier, par une majorité des deux-tiers (1), à la soumettre à referendum.
La réforme constitutionnelle prévue permettra notamment au président de nommer et révoquer les ministres, promulguer des décrets et déclarer l’état d’urgence lorsqu’il n’est pas, comme aujourd’hui … déjà en vigueur. Elle permettra aussi à l’actuel maître d’Ankara, selon sa propre estimation, de rester au pouvoir jusqu’en 2029 « au moins », ce qui portera son règne à une trentaine d’années , éventuellement prolongeable par une autre modification constitutionnelle. Le referendum devrait se tenir au printemps et son issue, dans le climat actuel de nationalisme mêlé de peur et de culte du chef, fait peu de doute.
Oya Baydar, romancière turque, 77 ans
Invitée en France du Festival Transméditerranée, la romancière turque Oya Baydar, 77 ans, a vécu trois coups d’État, la prison, la torture, l’exil. Elle n’a connu, dit-elle, « jamais rien de tel » depuis le putsch raté de 2016 en Turquie. Dans un entretien à l’AFP, elle décrit un pays livré à « l’arbitraire et l’absurde ». « Ce qui est dangereux et inquiétant, souligne t-elle, c’est qu’à l’époque des coups d’Etat, la population désapprouvait. Aujourd’hui, le président Erdogan a le soutien de la moitié de la population. Je ne dis pas encore que c’est du fascisme, mais nous sommes dans une période où l’on passe de l’autoritarisme au totalitarisme ».
(1) Le Parlement a approuvé le texte avec 339 voix sur 550, soit plus que le seuil nécessaire des trois cinquièmes pour soumettre le texte à une consultation populaire, un résultat obtenu par le parti au pouvoir (AKP) grâce à l’appui de la droite nationaliste (MHP).
La justice grecque refuse d’extrader huit militaires turcs, menaces d’Ankara
par Errica VALIANOU (AFP)
La cour suprême grecque a refusé jeudi l’extradition en Turquie des huit militaires turcs, accusés par Ankara d’avoir participé au putsch manqué du 15 juillet, s’attirant le mécontentement teinté de menaces de la Turquie.Le ministère turc des Affaires étrangères a en effet promptement réagi à la nouvelle, assurant qu’Ankara allait procéder à une « évaluation exhaustive » de l’impact de cette décision de justice sur ses relations avec Athènes, « bilatérales » et en matière de « coopération dans la lutte contre le terrorisme ».Il s’agit d’une décision que « nous percevons comme motivée par des considérations politiques », a indiqué le ministère.
Dans la foulée de ce jugement, la Turquie a également émis un mandat d’arrêt contre les huit hommes, et une nouvelle demande d’extradition.Une décision qui n’a pas ému Me Christos Mylonopoulos, un des avocats du groupe, qui a estimé que ces mesures ne visaient que les pays où les militaires turcs pourraient vouloir désormais se rendre, mais que l’affaire était close pour la Grèce.Les militaires, quatre capitaines, deux commandants et deux sergents, étaient en détention provisoire depuis leur atterrissage en hélicoptère au nord-est de la Grèce, près de la frontière gréco-turque, le 16 juillet, au lendemain du coup d’Etat manqué en Turquie
La cour suprême a suivi les réquisitions du parquet, qui s’était prononcé contre l’extradition il y a dix jours, en soulignant l’absence de garanties en Turquie pour un procès juste et équitable, selon une source judiciaire. »Indépendamment de leur culpabilité (présumée), leur extradition n’est pas autorisée car leur droits sont en danger » en Turquie, a statué la cour. Le président a mis en avant le risque de « torture ».L’affaire est embarrassante pour Athènes qui a depuis longtemps des relations délicates avec la Turquie, mais sur le sérieux de laquelle la Grèce compte pour endiguer le flux migratoire en mer Egée, notamment via l’accord UE-Turquie signé en mars.
Le Premier ministre grec Alexis Tsipras avait été l’un des premiers leaders européens à faire part de son soutien « au gouvernement démocratiquement élu » de Turquie, le 15 juillet lors du putsch manqué. Mais Athènes s’est par la suite inquiétée du durcissement du régime turc, y compris sur les différends bilatéraux traditionnels de souveraineté en mer Egée.
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