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La Libération, le 27/10/2015
La Tribune par Benjamin Gourisse, Maître de conférences à l’université Paris-Dauphine (*)
A quelques jours des élections législatives du premier novembre prochain en Turquie, l’issue du scrutin est plus que jamais incertaine.
Il ressort des sondages que les coups tactiques déployés par l’AKP depuis les élections de juin n’ont pas engendré les effets escomptés. La sale guerre relancée cet été contre le PKK n’a pas produit, au sein de la population, les réflexes nationalistes dont le parti espérait bénéficier. La mobilisation d’un discours sécuritaire visant indistinctement le PKK, Daesh, les groupes d’extrême gauche, les manifestants de la place Taksim du printemps 2013 et la communauté de Fetullah Gülen peinent à produire leurs effets. Les revirements récents de la politique extérieure, sur le dossier syrien notamment, semblent quant à eux avoir desservi le parti, tant leurs conséquences furent catastrophiques. Les attentats qui ont touché Ankara le 10 octobre dernier ont ainsi témoigné de l’incapacité du gouvernement à assurer la sécurité physique de la population. C’est enfin sur les dossiers économiques que le gouvernement connaît une perte de crédibilité. La livre turque s’est effondrée face au dollar et l’endettement des ménages explose alors que les perspectives de croissance s’assombrissent, ce qui met également un terme à l’idée que l’AKP serait le garant de la sécurité économique du pays. L’indice de confiance des consommateurs dans les performances à venir de l’économie turque, élaboré mensuellement par l’Institut turc des statistiques (TÜIK) et la banque centrale est ainsi au plus bas depuis 2009. Dans ce contexte, l’AKP semble assez mal engagé dans son ambition d’accéder seul au gouvernement. Mais ce constat, partagé par la majorité des observateurs, fait l’impasse sur les multiples moyens dont il dispose encore pour inverser la tendance.
Les initiatives récentes de l’AKP relèvent d’un véritable micro management de la carte électorale afin d’obtenir les 18 sièges lui ayant fait défaut en juin pour former un gouvernement monopartisan. Trente-neuf circonscriptions sont au centre de l’attention, dans lesquelles de très faibles progressions lui permettraient de remporter les sièges convoités. Des bureaux de vote situés dans les localités du Sud-Est du pays placées sous état de siège depuis l’offensive lancée contre le mouvement kurdiste ont été déplacés – officiellement afin de sécuriser le suffrage – ce qui doit faire craindre des irrégularités. Les responsables du parti ont également annoncé qu’ils prendraient en charge les frais de déplacement de leurs supporters et qu’ils assureraient, lorsque nécessaire, l’acheminement des votants jusqu’à leur bureau de vote. Si cette initiative a déjà été expérimentée à de nombreuses reprises par les partis politiques turcs, le fait qu’elle soit mise en œuvre par le parti au pouvoir laisse à penser que ce dernier pourra s’appuyer sur les infrastructures publiques pour la mener à bien. C’est enfin par les arbitrages opérés dans la sélection de ses candidats que l’AKP peut espérer gagner les quelques sièges manquant à la reconduction de ses positions hégémoniques. Alors qu’une disposition interne aux statuts du parti avait empêché plusieurs de ses cadres historiques de briguer un quatrième mandat d’affilée lors du scrutin de juin, la tenue de d’élections anticipées lui permet de les réintégrer afin de s’appuyer sur leur capital politique. Vingt-trois anciens députés (dont plusieurs ministres) ont ainsi été investis ces dernières semaines, tandis que les députés élus en juin pour un troisième mandat consécutif ont été exceptionnellement autorisés à présenter leur candidature. Le parti a en outre réussi à introduire la dissension dans les rangs de l’opposition en obtenant le ralliement de Tugrul Türkeş, fils du fondateur du MHP (extrême droite nationaliste) comme candidat dans la deuxième circonscription ankariote. Cette ingénierie électorale, qui relève autant du savoir faire politique de ses cadres que de l’instrumentalisation que l’AKP peut opérer des dispositifs étatiques et électoraux, peut ainsi renverser l’issue du scrutin.
Cependant, quel que soit le résultat de ces initiatives, l’avenir de la démocratie turque semble bien sombre. Si l’AKP accède seul au gouvernement, il pourra reconduire ses pratiques d’appropriation de l’Etat et transformer le régime politique dans le sens désiré par l’actuel président Recep Tayyip Erdogan. S’il échoue, la mise en place d’un gouvernement de coalition devrait ouvrir une phase d’instabilité politique, les gouvernements de coalition ayant une durée de vie moyenne inférieure à un an depuis que le multipartisme est instauré en Turquie. Les résultats des élections de dimanche devraient donc indiquer si le pays s’engage dans une phase d’instabilité et de crises politiques chroniques, ou s’il optera pour une stabilité gouvernementale que le parti dominant pourra assurer en reproduisant la pratique autoritaire du pouvoir et l’instrumentalisation de l’appareil d’Etat qu’il met en œuvre depuis son accès au gouvernement.
(*) Auteur de La violence politique en Turquie. L’Etat en jeu. Editions Karthala, 2014.
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