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Le Monde, le 17/01/2023
Propos recueillis par Nicolas Bourcier (Istanbul, correspondant)
La politique étrangère du président turc est avant tout mise au service de son désir de préserver et de concentrer le pouvoir, estime Gönül Tol, spécialiste de la Turquie, dans un entretien au « Monde », à quelques mois de l’élection présidentielle.
Gönül Tol est directrice et fondatrice du programme d’études consacré à la Turquie à l’Institut du Moyen-Orient (MEI), un think tank basé à Washington. Spécialiste des questions internationales, de défense et des mouvements islamistes en Europe et dans le monde arabe, elle vient de terminer son livre La Guerre d’Erdogan (Oxford University Press, 332 pages, 35 euros, non traduit).
L’ouvrage détaille minutieusement la manière dont le président turc, Recep Tayyip Erdogan, a exploité la guerre syrienne pour des raisons de politique intérieure et d’image personnelle, bouleversant par là même le positionnement diplomatique de son pays.
Après l’attentat d’Istanbul du 13 novembre 2022, attribué promptement par le gouvernement turc à des membres du PKK basés en Syrie, Erdogan a menacé une nouvelle fois d’intervenir militairement sur le sol syrien dans le nord du pays. Quel objectif cela sert-il ?
La guerre en Syrie a toujours fait partie intégrante des efforts d’Erdogan pour consolider son pouvoir personnel. Face à des élections critiques cette année, il veut une fois de plus utiliser ce pays pour atteindre ses objectifs nationaux. Par une incursion en Syrie, il espère mobiliser les nationalistes et creuser un fossé supplémentaire entre le parti prokurde et le reste de l’opposition. Mais surtout, il veut dire aux électeurs qu’il résoudra le problème des réfugiés syriens avec une autre incursion en Syrie – une question qui résonne fortement parmi l’électorat. La question est de savoir si Erdogan obtiendra le feu vert de la Russie. Jusqu’à présent, il n’a pas pu le faire, mais cela ne veut pas dire qu’il ne le fera pas. Dans les mois à venir, Poutine, qui s’appuie sur le chef de l’Etat turc dans l’ère post-invasion de l’Ukraine, pourrait accepter de donner un coup de main à son ami en vue des prochaines élections.
Syrie, Arabie saoudite, Grèce… Les revirements sur la scène internationale du président turc sont nombreux. Après vingt ans à la tête du pays, quelle est sa vision du monde ?
Je ne le sais pas et personne ne le sait. Pourquoi ? Eh bien parce que la seule chose qui compte pour lui, c’est de rester au pouvoir. Il ne pense, n’agit et ne voit le monde qu’à travers cette unique lentille. C’est absolument central pour le comprendre. Il n’y a rien qu’il ne puisse sacrifier pour atteindre cet objectif, il nous l’a démontré depuis le début.
Avant tout, Erdogan est un populiste dans le sens où il utilise précisément différentes idéologies afin d’arriver à ses fins. Le populisme donne suffisamment de marge de manœuvre et de flexibilité pour utiliser une réflexion ou une proposition correspondant à l’agenda du moment. Quand il remporte son siège de député qui le propulse au poste de premier ministre en 2003, il sait, ou comprend, que remporter les suffrages dans les urnes au sein d’un pays comme la Turquie n’a peut-être pas d’importance parce que c’est l’establishment laïque qui prend in fine les véritables décisions.
Il connaît son histoire et a tiré la leçon des échecs des formations politiques antérieures : ne jamais affronter directement l’armée si l’on veut survivre politiquement en Turquie. C’est pourquoi il a pris la décision de ne pas heurter directement l’establishment, en particulier les militaires. Il a entrepris de manière assez brillante un rapprochement avec l’Union européenne, en faisant pression pour l’adhésion de la Turquie et en élaborant avec Bruxelles un programme visant à éliminer, ou à réduire, l’influence de l’armée dans un cadre démocratique idéal.
A cette fin, il s’est présenté au départ sur un programme très libéral, attirant un électorat bien au-delà de sa base islamiste. Cela lui a permis de se positionner en tant que « démocrate conservateur ». Dès le début, l’action d’Erdogan à l’étranger dérive de cette ambition personnelle.
En quoi la relation complexe qu’entretient Erdogan avec les Etats-Unis obéit-elle à une logique stratégique ?
C’est un point très important. Prenez les trois présidents américains avant Joe Biden [George W. Bush, Barack Obama et Donald Trump] : bien que très différents, ils ont pourtant trouvé en Erdogan un allié utile, parce qu’il a cette capacité à changer au gré des circonstances. Souvenez-vous de ce moment incroyable, en 2003, lorsque le Parlement turc s’est opposé au passage des forces américaines sur son sol pour combattre en Irak. Erdogan, lui, voulait désespérément que les députés adoptent cette motion parce que, à l’époque, il voyait les Etats-Unis et l’UE comme des soutiens indispensables dans ses efforts pour limiter le pouvoir de l’armée turque.
Vous l’imaginez, lui, l’ancien islamiste, prêt à autoriser les troupes américaines à utiliser le territoire turc pour envahir un pays musulman, un pays musulman voisin ? Il faut mettre cela en perspective, c’est une chose tellement radicale et qui révèle la profondeur de son pragmatisme. Prenez encore 2004 et 2005, une époque durant laquelle il avait séduit les dirigeants grecs en affirmant être prêt à faire des compromis sur plusieurs sujets, dont la brûlante question chypriote. Encore une fois, il agissait dans l’optique de faire entrer la Turquie dans l’UE.
Alors, quelle est sa vision du monde à l’égard du monde extérieur ? Il n’en a aucune. Au cours de ses vingt ans de carrière politique à la tête du pays, nous avons vu tant de zigzags, tant de volte-face. Pourquoi ? Eh bien, parce qu’il est constamment en guerre contre quelque chose chez lui.
Erdogan vend des armes à Kiev, bloque l’entrée de la Suède dans l’OTAN, côtoie Poutine et se campe en médiateur du conflit ukrainien. Comment fait-il ?
Il utilise la formidable rente géographique de la Turquie, son emplacement, son importance entre les continents. Surtout, il est capable de tout compartimenter, chaque sujet, chaque dossier, et il le fait très bien.
Peut-on, dans ce cas, parler d’un modèle turc ?
La Turquie que nous avons actuellement ne devrait être un modèle pour personne. Le pays est devenu un cas classique de régime autoritaire compétitif. La seule source d’inspiration qui pourrait être imitée par d’autres dans le monde serait la performance de l’opposition et le fait qu’elle n’abandonne pas. Si elle parvient à répéter les succès qu’elle a obtenus en 2019 lors des élections municipales, alors oui, on pourra parler d’un modèle turc : celui d’un pays sous régime autoritaire où une opposition bat le dirigeant populiste en place.
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