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France 24, le 11/11/2022
La Turquie est l’un des rares pays à majorité musulmane à avoir inscrit le principe de laïcité dans sa constitution, mais le débat sur la place du fait religieux dans la société et le discours public ressurgit fréquemment. À quelques mois de l’élection présidentielle, les sujets relatifs à la laïcité nourrissent polémiques et manÅ“uvres politiciennes.
La laïcité fait de nouveau débat en Turquie. Le sujet, d’abord soulevé il y a un mois par le chef de l’opposition, Kemal Kiliçdaroglu – connu pour être un ardent défenseur de la laïcité –, puis par le président conservateur, Recep Tayyip Erdogan, fait une nouvelle fois grand bruit après un incident survenu dans un bus le 6 novembre.
Lors de ce trajet reliant Van et Izmir – plus de 24 heures de voyage d’est en ouest –, le chauffeur du bus a refusé de céder à un passager qui réclamait un arrêt le temps de faire sa prière.
Dans un communiqué partagé par son avocat, la compagnie de bus a rappelé que la Turquie est un pays laïc. En effet, la constitution turque dispose que « les sentiments religieux sacrés ne doivent pas être impliqués dans les affaires de l’État et la politique. »
« Il n’est pas possible (…) d’ignorer les droits des autres passagers qui ne prient pas et qui veulent arriver à l’heure à leur destination pour qu’un passager puisse prier », s’est encore défendue la compagnie Oz Ercis.
Une réponse devenue virale dans ce pays à majorité musulmane mais de tradition laïque, où le sujet se retrouve régulièrement propulsé sur le devant de la scène. Il ressurgit cette fois à l’approche de la prochaine élection présidentielle.
« C’est un sujet récurrent, mais beaucoup moins prégnant qu’il y a quelques années », affirme Didier Billion, politologue spécialiste de la Turquie et directeur adjoint de l’Iris (Institut de relations internationales et stratégiques), évoquant l’arrivée au pouvoir de l’AKP (Parti de la justice et du développement) du président Recep Tayyip Erdogan, en 2002.
« À l’époque, les laïcs ont été extrêmement inquiets, persuadés que la laïcité allait être supprimée de la Constitution… Il y a eu des points de fixation de manière cyclique depuis vingt ans, mais on est désormais dans un moment où les choses se sont décrispées ». Un débat aujourd’hui décrispé du point de vue des partis laïcs, principalement pour causes de velléités politiques.
Récupération politique
À moins de six mois de l’élection présidentielle, c’est le CHP (Parti républicain du peuple, social-démocrate) – parti d’opposition, kémaliste et ouvertement laïc – qui a relancé le débat sur la laïcité. Il proposait, en octobre dernier, de lâcher du lest sur le port du voile.
« Nous avons fait des erreurs dans le passé à propos du voile… Il est temps de laisser derrière nous cette question », a lancé Kemal Kiliçdaroglu, chef du parti, dans un appel du pied à peine dissimulé aux électeurs les plus conservateurs, traditionnellement acquis à la cause de l’AKP d’Erdogan.
« Qu’un kémaliste, laïciste, veuille présenter ce type de loi est un indicateur que les débats en Turquie ne sont plus les mêmes que ceux d’il y a une vingtaine d’années en matière de laïcité », commente Didier Billion.
Il y a près de cent ans, lors de la fondation de la République turque par Mustafa Kemal Atatürk, le voile a été interdit dans le secteur professionnel public – administration, justice, hôpitaux ou encore universités. Un interdit levé il y a une dizaine d’années par le parti conservateur d’Erdogan qui, fin octobre, voyant le danger de laisser le CHP marcher sur ses plates-bandes et mordre sur l’électorat croyant, a fait de la surenchère en proposant un référendum visant à inscrire la question du voile dans la Constitution.
« Si tu as le courage, viens, soumettons ceci au référendum. (…) Que la Nation prenne la décision », a lancé le président turc à Kemal Kilicdaroglu lors d’une intervention télévisée.
Utilisation de référents identitaires religieux dans le discours public
Issu de l’islam politique, Recep Tayyip Erdogan a d’abord fait le choix de s’en éloigner pour créer l’AKP, et assurait en 2002 qu’il acceptait la structure laïque de l’État.
Vingt ans plus tard, les avancées d’Erdogan sur le front de la démocratisation ont « laissé place à un autoritarisme rampant et à une politique de réislamisation de la société », affirme le politologue turc Ahmet Insel dans son ouvrage « La nouvelle Turquie d’Erdogan : Du rêve démocratique à la dérive autoritaire ».
Un terme de « réislamisation » que Didier Billion ne partage pas. « La société turque n’est pas islamisée, mais musulmane depuis plusieurs siècles », dit-il, jugeant la société « pratiquante, pieuse et très conservatrice dans l’ensemble ».
Par ailleurs, le chercheur précise que le président turc n’a jamais évoqué l’application d’une quelconque loi religieuse en Turquie. « Un jour, un des responsables de l’AKP avait exprimé la nécessité d’instaurer des lois religieuses pour organiser la vie de la société, et s’est vite fait remettre dans ses buts par Erdogan et d’autres dirigeants du parti ».
Difficile toutefois de ne pas constater un renforcement de l’utilisation des référents identitaires religieux musulmans dans le discours public. C’est d’ailleurs sur ce point précis que s’observe le recul de la laïcité en Turquie.
« Erdogan fait constamment référence à l’islam, au nom de dieu, du prophète, etc… C’est tout à fait nouveau en Turquie », analyse Didier Billion. « Jusqu’à il y a vingt ans, jamais au grand jamais les discours politiques ne reprenaient de référents identitaires religieux : un glissement s’est opéré, et aujourd’hui la société turque accepte majoritairement le fait religieux ».
Pourtant, sur les réseaux sociaux, dans le sillage de l’affaire du bus, ont fleuri de nombreux messages de soutien, félicitant la compagnie, parfois qualifiée de « dernier bastion de la laïcité » – même le CHP est accusé d’y avoir « renoncé ».
« Laissez Oz ErciÅŸ devenir public ! Que Dieu bénisse l’agence de voyage », écrit un internaute sur Twitter ; « Oz Ercis Travel, le dernier bastion de la laïcité ! » ; « À partir de maintenant, j’irai partout avec toi. Si vous n’avez pas d’expédition vers l’endroit où je vais, j’irai à l’endroit où vous avez une expédition… », peut-on encore lire.
Face à de telles réactions, il semble évident qu’une certaine partie de la société ne supporte plus l’ordre conservateur entretenu par le président Erdogan. « Cela rentre en résonance avec ce qui se passe dans de nombreux autres pays où la religion est utilisée à des fins réactionnaires », développe le directeur adjoint de l’Iris, rapprochant l’exemple de la Turquie au Brésil, aux États-Unis ou encore à la Pologne. « C’est critiquable, mais le poids de la religion s’opère davantage en termes de fait culturel qu’en termes d’imposition de pratiques, et encore moins en termes de lois religieuses ou chariatiques ».
Si une grande partie de la société résiste, le spécialiste de la Turquie évoque un puissant bloc conservateur. « Toute l’intelligence politique d’Erdogan est d’avoir compris depuis vingt ans que sociologiquement, il y a une majorité conservatrice en Turquie. Il surfe donc là -dessus et c’est pourquoi il a remporté tant d’élections (14, au total, NDLR) ».
Laiklik, ou le « contrôle du fait religieux par les autorités publiques »
Dans l’affaire de la compagnie de bus, a contrario des réactions d’internautes que d’aucuns pourraient qualifier de « laïcards », certains condamnent la réaction de l’entreprise. « C’est leur choix d’être irréligieux, mais ils ne devraient pas essayer d’interférer avec la façon dont un musulman accomplit son culte », estime un utilisateur de Twitter.
Le débat autour du concept de laïcité semble assez proche de ceux qui peuvent faire rage en France. Sur la définition d’un tel principe, et ses illustrations pratiques (prière, port du voile…).
Le mot utilisé en turc, « laiklik », est d’ailleurs inspiré du français, précise Didier Billion. Pour autant, dit-il, la laïcité à la turque est totalement différente de la laïcité à la française.
« En France, il y a une claire séparation de l’Église et de la vie politique et des institutions, c’est la loi de 1905 », rappelle le politologue. « En Turquie, la conception de la laïcité est plutôt une sorte de contrôle du fait religieux par les autorités publiques, et ça depuis le début de la République en 1923. »
Pour illustrer cette différence marquante, pas de meilleur exemple que l’existence du Diyanet. Cette puissante administration – la Présidence des affaires religieuses – est placée sous l’autorité du président de la République turque. Avec quelque 140 000 fonctionnaires et 1,2 milliard d’euros de budget, elle s’occupe de la gestion des imams (salariés par l’État), donne le thème du sermon prononcé dans les mosquées le vendredi, jour de grande prière des musulmans, et assure la diffusion de l’islam turc à travers le monde, notamment en envoyant des imams à l’étranger.
« Les débats se posent donc de manière différente en Turquie et en France, même s’il y a des points communs, notamment concernant le débat sur le port du voile », répète Didier Billion. « Il y a des points communs, mais dans un environnement culturel totalement différent : la France n’est pas un pays culturellement musulman, alors que la Turquie l’est depuis des siècles. »
Par ailleurs, note le spécialiste de la Turquie, la multiplication des référents politiques religieux par Erdogan répond à une volonté de « rappeler la grandeur de l’Empire ottoman ». La réouverture de la basilique Sainte-Sophie au culte musulman, en juillet 2020, s’inscrivait dans cette logique.
Initialement lieu de culte orthodoxe, la basilique Sainte-Sophie a ensuite été dédiée au culte musulman après la conquête d’Istanbul (ex-Constantinople) en 1453, puis rendue à des activités culturelles, au sens artistique, dès les années 1920.
>> La basilique Sainte-Sophie, la « merveille des merveilles » aux trois vies
Monument emblématique d’Istanbul, symbole de la république laïque voulue par Mustafa Kemal Atatürk, la basilique Sainte-Sophie est donc devenue mosquée après un décret du Conseil d’État turc. Une décision justifiée par Erdogan par la nécessité pour la Turquie de se « réapproprier son passé, et son histoire dans sa dimension religieuse », cite Didier Billion.
Dans une tribune publiée dans le Monde, l’écrivain turc Nedim Gürsel considérait cette décision comme un énième indice du recul de la laïcité dans son pays d’origine.
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