« Touche pas à mon short ! », crient les jeunes Turques

LETTRE D’ISTANBUL

Des milliers de femmes turques ont clamé haut et fort, ces jours-ci, leur droit de porter… le short. Celui-ci était à l’honneur à Kocaeli (Nord), où des étudiantes en ont accroché plusieurs exemplaires sur un mur de l’université ; à Istanbul, où des manifestantes l’ont porté ; à Izmir (Ouest), où il était de rigueur pour la balade annuelle du club cycliste féminin. Il s’est répandu sur les réseaux sociaux, une foule de jeunes filles prenant la pose dans cette tenue pour poster des selfies.

Sans rapport avec la mode, leur geste exprime un ras-le-bol. Leur message −« Touche pas à mon short ! » − est un avertissement à tous ceux qui, en Turquie, pourraient être tentés d’imposer un code vestimentaire aux femmes.

Tout est parti d’un fait divers survenu le 12 septembre à Istanbul. C’était un jour de grand beau temps, festif de surcroît, puisqu’il marquait le début de la fête musulmane du sacrifice (Aïd Al-Adha). Dans un autobus municipal qui roulait à travers Maslak, un quartier périphérique de la ville sur le Bosphore, une jeune fille vêtue d’un short, Aysegul Terzi, 23 ans, est brusquement prise à partie par un usager.

Ulcéré par sa tenue, l’homme la menace de mort puis la frappe au visage. Les autres passagers et le chauffeur ne bronchent pas. La jeune fille descend à l’arrêt suivant, se rend à l’hôpital et décide ensuite de porter plainte. Son agresseur est entendu par la police cinq jours plus tard.

Conséquences des discours sexistes de l’AKPAbdullah Cakiroglu, 35 ans, reconnaît avoir frappé la jeune fille car sa tenue « n’était pas convenable ». Eut-elle « porté des pantalons », qu’il ne se serait pas énervé, a-t-il expliqué au juge, selon un compte rendu publié par l’agence Dogan. Agent de sécurité dans une entreprise, l’homme est mentalement dérangé, il lui arrive d’oublier de prendre ses antidépresseurs, d’où ces bouffées d’agressivité. Le tribunal se montre clément, le prévenu est relâché.

Sa remise en liberté emballe l’opinion. Les réseaux sociaux s’émeuvent, les médias s’en mêlent. Les féministes s’insurgent une fois de plus contre les violences faites aux femmes en Turquie, où 413 d’entre elles ont péri sous les coups de leur mari en 2015.

L’agression de la jeune fille, disent-elles, est une conséquence directe du discours sexiste des ténors de l’AKP, le parti islamo-conservateur, au pouvoir depuis 2002.

Le « deuxième sexe » y est le plus souvent réduit à sa fonction reproductrice : « incomplètes » sont les femmes qui n’ont jamais enfanté, a déclaré le président Recep Tayyip Erdogan en juin, leur recommandant « trois enfants au moins ».

Au mieux, les femmes sont vues comme des enfants turbulents qu’il faut avoir à l’œil, qu’il convient de ne pas laisser rire en public, « au nom de la décence », avait souligné en 2014 Bülent Arinc, l’un des fondateurs de l’AKP, à l’époque président du Parlement.

Cette fois-ci, les autorités sont plutôt restées discrètes sur l’affaire du short. « On peut ne pas aimer (une tenue) mais on se contente de grommeler », a déclaré le premier ministre, Binali Yildirim, dans une interview donnée à la chaîne CNN Türk le 22 septembre.

Deux poids, deux mesures

Editorialistes et internautes s’interrogent : pourquoi un tel manque d’empathie ? L’élite politique serait-elle restée sans réaction si la femme agressée avait porté un foulard plutôt qu’un short ? On se remémorera la vive émotion qui s’était emparée du gouvernement en 2013, après « l’agression en plein jour » d’une jeune mère de famille pieuse dans le quartier très fréquenté de Kabatas, à Istanbul.

La ville vivait alors au rythme de la révolte du parc Gezi, une manifestation contre un projet immobilier qui eut tôt fait de se transformer en mouvement de contestation anti-Erdogan. Zehra Develioglu, jeune mère de famille et belle-fille d’un édile de l’AKP, raconta alors à la presse comment elle s’était fait agresser par une demi-douzaine d’hommes torse nu qui, après lui avoir arraché sa poussette, avaient molesté l’enfant, proférant des injures sur sa tenue islamique, allant jusqu’à lui uriner dessus.

Abondamment commentée par les médias pro-gouvernementaux et les autorités, l’agression fut attribuée aux protestataires du Gezi, décrits comme animés des pires intentions. Deux ans plus tard, en 2015, le président Erdogan y fit une nouvelle fois allusion : « Une mère a été agressée à Kabatas au moment des incidents de Gezi, alors qu’elle était avec son enfant. Personne n’a condamné les agresseurs, personne ne les a pourchassés. »

Mais la police eut beau chercher, examinant 43 heures d’enregistrements vidéo extraits des caméras de surveillance, nombreuses à cet endroit, interrogeant tous les commerçants à la ronde, aucune image, aucun témoin ne vint corroborer le récit de l’agression de la jeune mère voilée. Le mystère hante aujourd’hui encore les mémoires des supporters de Besiktas, le célèbre club de foot de la rive européenne d’Istanbul, par ailleurs ardents soutiens de la révolte du Gezi en 2013.

Voilà pourquoi ces mêmes supporters ont pris la rue, dimanche 25 septembre, en défense des femmes. Vêtus de shorts, ils se sont rassemblés place Koyici, dans le quartier de Besiktas, à côté de la statue de l’aigle. « Les gens peuvent s’habiller comme ils le veulent, c’est un droit naturel », a tenu à rappeler Hasan Anil Cansizoglu, membre éminent du club, sur sa page Facebook.

Entre-temps, un tribunal d’Istanbul a décidé de placer en détention l’agresseur de la jeune fille au short, dans l’attente de son procès. Accusé « d’incitation à la haine » et « d’entrave à la liberté de croyance et de pensée », Abdullah Cakiroglu risque désormais de deux à neuf ans de prison.

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