Syrie : pourquoi la Turquie est derrière l’offensive des djihadistes contre Alep

La Dépêche, 03/12/2024

 

La citadelle d’Alep, en février 2017, après la reprise de la ville par l’armée syrienne. archives P.C.
 
DECRYPTAGE.

Propos recueillis par Pierre Challier
Spécialiste de la Syrie, le géographe Fabrice Balanche a reçu le prix du livre géopolitique 2 024 pour « Les Leçons de la Crise syrienne Â» (1). Alors qu’Alep vient d’être prise par les djihadistes proches d’al-Qaïda, il décrypte les enjeux locaux et régionaux de cette offensive.

 
Vous étiez récemment dans le nord-est de la Syrie et vous gardez des contacts dans tout le pays. Quelle est la situation aujourd’hui ?

L’organisation djihadiste Hayat Tharir al-Sham (HTS) s’est donc emparée de la deuxième ville de Syrie. L’armée syrienne a lâché Alep et reflue rapidement tandis que le HTS se répand dans la zone sunnite avec ses alliés d’al-Qaïda dont il a officiellement  » divorcé à l’amiable  » en 2016 en ne renouvelant pas son allégeance. Mais ce n’était qu’un divorce tactique, de façade, approuvé à l’époque par Ayman al-Zahawiri, le chef d’al-Qaïda, afin de pouvoir bénéficier d’un soutien occidental et arabe… qu’ils n’ont finalement pas eu. Quoi qu’il en soit, cette coalition pèse aujourd’hui un minimum de 50 000 hommes.

Équipés par qui ?

Dès le début de la guerre civile, ces djihadistes ont été équipées par l’Arabie Saoudite, le Qatar, la Turquie, la France et les Etats-Unis, les pays qui fournissaient des armes aux coalitions rebelles. Aujourd’hui, c’est essentiellement Ankara qui a dû leur fournir de quoi lancer l’offensive car il est clair – au vu de son ampleur et de sa coordination avec les rebelles pro-turcs arrivés par l’Est, depuis al-Bab, que la Turquie est derrière cette action.

Le livre de Fabrice Balanche Editions Odile Jacob
 

Quel objectif poursuit Recep Tayyip Erdogan en l’occurrence ?

Pour le chef du HTS Abou Mohamed al-Joulani, l’objectif à terme est de faire tomber le régime et de prendre le pouvoir en Syrie. À plus brève échéance, c’est de s’emparer d’Alep pour éliminer la menace que représente la présence de l’armée syrienne par rapport à son fief d’Idleb, 3000 km², où 3 millions de personnes sont concentrées. Pour lui, s’emparer d’Alep, c’est aussi installer ses hommes dans les appartements des chrétiens qui sont partis, de tous les gens qui ont fui. Mais au-delà, il est effectivement une pièce dans le grand jeu régional : Israël détruit le Hezbollah, les forces du Hezbollah quittent donc Alep pour rentrer au Sud-Liban. Parallèlement, la logistique iranienne est décapitée par les frappes israéliennes en Syrie. Les Russes, eux, sont occupés en Ukraine. Tout cela fragilise la défense d’Alep et le dispositif syrien. Les Turcs profitent alors de cette faiblesse en lançant le HTS, puisque le but d’Ankara est de construire une zone tampon entre Idleb et l’Irak éliminant les Kurdes au passage, et à terme, à mon avis, de créer une république du Nord-Syrie sur le modèle de Chypre-Nord. Dans ce schéma, il lui faut évidemment Alep, capitale du Nord-Syrien.

En concertation avec Benjamin Netanyahou ?

Je ne le pense pas. Mais cela arrange Israël, parce que plus la Syrie est divisée, plus elle s’affaiblit et si elle est déstabilisée, les Iraniens ne pourront plus ravitailler le Hezbollah en missiles. Le croissant chiite sera coupé ou bien très endommagé, ce qui n’est pas pour déplaire, non plus, aux pétromonarchies et aux occidentaux.

Quel avenir pour les Kurdes et les Chrétiens d’Orient face à cette percée djihadiste ?

Les Chrétiens d’Orient, malheureusement, c’est fini, du moins en Syrie. Ils partent, ils n’ont plus d’espoir. J’étais dans le quartier chrétien de Qamechli, la semaine dernière. Il était au trois quarts vide et c’est un quartier fantôme aujourd’hui. Si le HTS prétend les protéger, c’est juste pour la photo. Quant aux Kurdes, ils se sont battus contre Daesh, contre le front al-Nusra, ils n’ont aucune illusion sur le caractère djihadiste et la volonté d’éradication du HTS à leur encontre puisqu’il est un instrument de la Turquie.

Bachar al-Assad et ses alliés russes sont-ils en capacité de contre-attaquer ?

Le régime est très fragilisé aujourd’hui. La guerre, les sanctions, l’économie qui ne repart pas… il n’a plus le soutien populaire qu’il avait dans une partie de la population en 2011 et avec 20$ de solde par mois, ses troupes sont dans la misère, démoralisées. Les Alaouites se battront pour protéger leurs villages et la  » Syrie utile  » sur la côte. Les Russes protégeront leur base Tartous et Lattaquié. Mais reprendre Alep… l’armée syrienne n’est pas en état, sauf si l’Iran envoie des miliciens chiites prêts à se faire tuer. Et face à eux, ils auront les djihadistes d’Idleb, motivés par une idéologie radicale, qui, eux, ont tout à gagner. Des réfugiés qui ne peuvent pas partir en Turquie ou ailleurs et qui n’ont qu’une solution, reprendre par la force leur village, leur quartier. Selon moi, on s’achemine donc vers une division durable de la Syrie.

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