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Nicolas MONCEAU
Libération – 20/08/2014
Nicolas MONCEAU Politologue, Maître de conférences à l’Université de Bordeaux
La victoire triomphale du Premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, à la première élection présidentielle turque au suffrage universel, le 10 août au premier tour avec près de 52% des suffrages exprimés, marque un tournant historique pour la Turquie. Quelles sont les conséquences de cette élection sur l’évolution du système politique turc ? Trois enseignements principaux peuvent être tirés aujourd’hui de l’élection présidentielle, permettant de dresser plusieurs scénarios pour la recomposition à venir du paysage politique turc.
– la présidentialisation du système politique turc et le maintien de l’hégémonie au pouvoir du Parti de la justice et du développement (AKP). L’un des principaux débats soulevés par l’élection présidentielle s’est concentré sur la présidentialisation du système politique turc, que l’actuel Premier ministre entend engager à l’aide d’une réforme de la Constitution nécessitant le soutien de deux tiers des députés turcs (soit 367 sur 550). Or l’AKP ne dispose pas aujourd’hui de cette majorité. Aussi l’enjeu fondamental pour la nouvelle présidence d’Erdogan demeure les prochaines élections législatives de juin 2015, dont les résultats détermineront la capacité de l’AKP à modifier la Constitution et imposer le changement de régime.
Fait sans précédent après plusieurs décennies de coalitions gouvernementales instables, l’AKP dirige seul le pouvoir exécutif depuis 2002, tout en ayant réussi à renforcer son assise électorale lors des élections de 2007 et de 2011. Mais la perspective d’une usure du pouvoir, après douze années sans partage, ainsi que les risques de dissension internes au sein de l’AKP – à l’heure où se jouent les tractations pour le choix du futur leader du parti et nouveau Premier ministre – pourraient entraîner un affaiblissement électoral même relatif du parti. Même si les résultats de l’élection présidentielle ont montré que l’opposition parlementaire coalisée du Parti républicain du peuple (CHP) et du Parti de l’action nationaliste (MHP) était loin d’atteindre la majorité – son candidat unique Ekmeleddin Ihsanoglu n’ayant remporté que près de 38% des voix exprimées -, l’AKP pourrait être contraint à terme de former un gouvernement de coalition. Dans cette nouvelle configuration, quel serait le partenaire potentiel avec qui gouverner ? Le CHP, qui dénonce les menaces de l’AKP sur la laïcité et les valeurs kémalistes, donnerait lieu à une alliance contre nature, même si l’expérience s’est déjà produite dans les années 1970. Le MHP a soutenu l’AKP durant sa première mandature avant de s’y opposer violemment sur des enjeux sensibles comme la résolution du problème kurde. Resterait le parti pro-kurde pour la paix et la démocratie (BDP), avec qui un rapprochement marquerait une expérience inédite aux conséquences imprévisibles. Dans cette perspective, la présidentialisation du système politique souhaitée par Erdogan risquerait fort de ne demeurer qu’un vœu pieux ou ne pourra intervenir que par un renforcement de la dérive autoritaire de l’actuel Premier ministre dénoncée par ses détracteurs.
– l’évolution de l’AKP et le choix du Premier ministre : la présidentialisation du système politique turc ne pourra se faire sans un chef du gouvernement en phase avec le nouveau président élu, au risque d’une paralysie des institutions. Aussi le choix du nouveau leader de l’AKP et futur Premier ministre au terme des tractations actuelles exercera une influence décisive sur l’évolution du parti et sur l’unité et la discipline des députés de l’AKP. Or la succession en cours d’Erdogan à la tête de l’AKP pourrait donner lieu à des fractures et à des dissensions irréversibles dans l’avenir, voire entraîner un éclatement de l’AKP dans le pire des scénarios. Parmi les candidats potentiels actuellement pressentis, Ahmet Davutoglu, l’actuel ministre des Affaires étrangères dont le nom restera comme l’architecte de la nouvelle politique étrangère turque, demeure l’un des favoris même s’il n’est pas issu du sérail politique. Le sort du président sortant Abdullah Gül, quant à lui, n’est pas encore scellé. Mais le peu d’enthousiasme manifesté par le Premier ministre Erdogan, jugeant simplement «naturel» le retour de Gül au sein de l’AKP, ne laisse guère augurer d’un scénario à la russe quant à une rotation des deux leaders à la tête de l’exécutif.
– La légitimation électorale du parti pro-kurde BDP. Avec près de 9,7% des votes exprimés, le candidat du BDP, Selahattin Demirtas, a obtenu un score significatif au-delà de l’électorat kurde traditionnel qui s’explique par plusieurs raisons : la personnalité du candidat, le style jugé moderne de sa campagne ainsi que son programme portant sur la défense des libertés et des droits de toutes les minorités (kurde, femmes, homosexuels). Ce résultat apparaît comme un baromètre fort pour les prochaines élections législatives de 2015. L’entrée du BDP au sein du Parlement turc représenterait en effet un tournant sans précédent. Tous les représentants des partis pro-kurdes (autorisés puis interdits) ont été jusqu’à présent élus comme candidats «indépendants», n’ayant jamais franchi le seuil électoral des 10% requis au niveau national pour entrer au Parlement. Le BDP pourrait ainsi devenir le premier parti pro-kurde à entrer au Parlement turc en tant qu’organisation politique, marquant un tournant symbolique majeur après l’entrée de députées voilées en octobre 2013.
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