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Le Figaro Madame, le 05/11/2017
Par Tran Huy Minh
Prix Nobel de littérature, il est lié corps et œuvre à l’ancienne capitale ottomane. Dans son nouveau roman, Cette chose étrange en moi, il bat le pavé stambouliote pour suivre un vendeur de rue. Une fresque magistrale qui interroge la Turquie actuelle.
Avec Cette chose étrange en moi, Orhan Pamuk offre un remarquable contrepoint à son magnifique roman le Musée de l’innocence, comme à son récit personnel et familial Istanbul, souvenirs d’une ville. À travers l’histoire de Mevlut, marchand de boza – boisson ottomane à base de yaourt fermenté -, il chronique une nouvelle fois l’évolution de la vie à Istanbul sur plusieurs décennies, mais délaisse le point de vue de la bourgeoisie stambouliote pour celui d’un homme issu de la classe populaire, qui a quitté son village natal pour arpenter les rues de la métropole.
Les débuts sont dignes d’un feuilleton : le héros ne tombe pas amoureux d’une autre à un mois de son mariage comme dans le Musée de l’innocence, mais découvre, après avoir enlevé de nuit Rayiha, à laquelle il écrit des lettres enflammées depuis trois ans, qu’il ne s’agit pas de la jeune femme dont l’image le hante, mais de sa sœur… À travers une fresque aux dimensions multiples, le Prix Nobel de littérature 2006 traite de la quête de bonheur et de sens qui sous-tend nos existences avec une puissance, une intelligence, une émotion qui laissent pantois. L’occasion de s’entretenir avec l’un des plus grands écrivains vivants.
Madame Figaro. – Dans Cette chose étrange en moi (1), vous revenez à votre sujet de prédilection, Istanbul. Pourquoi avoir choisi de suivre un vendeur de boza ?
Le livre m’a pris six ans
Orhan Pamuk. – Je viens d’une famille de la classe moyenne laïque et occidentalisée, tandis que Mevlut est pauvre, croyant, originaire d’un petit village d’Anatolie… Mais il n’a que cinq ans de moins que moi, et on a tous deux vu la même ville évoluer des années 1970 aux années 2010, passer d’un million à dix-sept millions d’habitants, avec tout ce que cela implique en matière de changements urbains, économiques, sociologiques. Je voulais chroniquer la vie d’Istanbul à travers les yeux de l’homme de la rue ; explorer le monde des défavorisés et coucher sur le papier l’Istanbul des gecekondular, des vendeurs ambulants et de ceux qui ont migré depuis les campagnes pour participer à la construction des bidonvilles. Mon but était d’écrire l’épopée de la vie des classes populaires en allant au-delà du reportage ou du roman documentaire pour aboutir à un roman total, un panoramique à la Tolstoï. Le livre m’a pris six ans, non seulement du fait des recherches entreprises, mais de cette ambition poétique.
L’histoire de Mevlut, à la troisième personne, est ponctuée de témoignages à la première personne de son entourage. D’où vous est venue cette idée ?
Le livre a aussi des ambitions expérimentales, sachant qu’« expérimental » ne veut pas dire pour moi « difficile à lire ». Tout procédé avant-gardiste doit être logique et naturel. J’ai commencé ce roman comme un ouvrage balzacien ou dickensien, avec un récit à la troisième personne très historique, à distance du personnage. Mais il manquait quelque chose. Pour élaborer l’histoire de ce personnage qui migre à Istanbul, participe à la construction des bidonvilles, vend du yaourt, de la boza, du pilaf au poulet, puis travaille dans le recouvrement de factures d’électricité, je me suis appuyé sur des recherches et des interviews que j’ai faites avec des vendeurs de rue comme avec des businessmen de la construction. De même que tous les kiosques de New York sont tenus par des Pakistanais, tous les vendeurs de yaourt qui ont immigré à Istanbul dans les années 1950 à 1970 viennent du même village d’Anatolie. J’y suis allé, j’ai parlé avec tout le monde, et tandis que j’écrivais mon roman tolstoïen, j’ai senti qu’il manquait quelque chose – la vitalité des monologues que j’avais recueillis. J’ai donc décidé d’inclure ces récits à la première personne de la femme de Mevlut, de ses cousins, de son ami Ferhat…
Mevlut est innocent dans ses traits, décrits comme enfantins, comme dans sa façon d’aborder le monde. Avez-vous pensé au Candide de Voltaire ?
Mevlut a une naïveté philosophique, en effet, comme quand il dit aimer les communistes car ils ont pitié des pauvres, tout en étant ennuyé qu’ils ne croient pas en Allah… Une réflexion très typique. Mais il tient aussi de Julien Sorel. Il veut réussir et, même s’il n’est pas aussi intelligent, rusé ou manipulateur que le héros du Rouge et le Noir, il nous emmène à tous les étages de la société stambouliote, de même que Julien traverse toutes les couches de la société française de 1830. Il a pour meilleur ami Ferhat, alévi, marxiste, profondément en colère contre le gouvernement ; ses cousins sont des ultra-nationalistes pro-Erdogan, des protecteurs à l’ancienne qu’il doit ménager puisqu’il dépend d’eux ; il se rend aussi régulièrement dans la loge d’un derviche, un sage soufi qui le guide sans pour autant verser dans l’islamisme politique…
Les femmes sont plus déterminées et plus fortes, dans ce roman, que vos héroïnes précédentes. Comment expliquez-vous cette évolution ?
Les femmes de ce roman sont des femmes de la ville, des femmes modernes
Soixante-cinq pour cent des lecteurs sont des lectrices, le saviez-vous ? Les femmes de ce roman sont des femmes de la ville, des femmes modernes, quand bien même elles font face à l’oppression de la religion, des traditions, de leurs maris qui leur permettent ou non de sortir de la maison. Elles font face, justement, elles répondent. Elles ne vont pas forcément épouser le mari choisi par leur père. Soixante pour cent des mariages en Turquie sont encore des mariages arrangés, et cela embarrasse jusqu’aux conservateurs. Qui dit oppression dit, paradoxalement, romantisme : la femme qui s’enfuit avec un autre que celui que sa famille lui destine est ainsi un des thèmes les plus populaires dans les films turcs. L’idée m’est venue lors d’une conversation avec un vendeur de yaourt, qui m’a dit avec fierté que sa femme et lui s’étaient enfuis, façon de signifier qu’il n’avait pas d’argent, certes, mais que sa femme l’aimait…
Votre titre, Cette chose étrange en moi, rappelle un poème de Wordsworth…
Au lycée et durant le service militaire, on me disait que j’avais un esprit étrange, et quand j’ai lu le poème le Prélude, de Wordsworth, j’ai songé que j’écrirais un jour un roman avec ce titre : This Strangeness in My Mind. Mevlut n’existait pas alors, et quand j’ai décidé d’écrire sur ce vendeur de rue si différent de moi a priori, j’ai voulu en faire un homme auquel je pouvais m’identifier. Il y a beaucoup de moi en lui quand il marche seul dans Istanbul. Mevlut n’est pas nostalgique : c’est un nouvel arrivant, et le roman traite de son désir d’aller de l’avant. Mais après quarante ans dans les rues d’Istanbul, quand il voit les maisons à deux et trois étages, les boutiques être détruites pour que d’autres s’élèvent, quand il observe l’immense vague de changement dans la topographie, la démographie, l’histoire, et constate que sa cité poétique est devenue une cité de béton, il éprouve un trouble proche de ma propre émotion face à tout cela, même s’il ne pose pas sur ce sentiment le mot de « nostalgie ».
Est-ce pour cela que vous voyez les romans comme des archives, ainsi que vous l’affirmez dans votre essai le Romancier naïf et le Romancier sentimental ?
Ce n’est pas pour rien si j’ai créé un véritable musée de l’Innocence contenant les objets qui m’avaient inspiré pour le roman du même nom, dont le héros collecte tout ce qui touche à sa bien-aimée – vêtements, photos… Les êtres humains aiment à préserver les petites choses de leur vie pour les placer sur le piédestal de l’art, de la littérature et des musées. Disons que dans un de mes romans, un personnage se rend à un arrêt de bus. Les gens préféreront toujours un arrêt réel d’Istanbul à un arrêt imaginaire, car c’est leur arrêt et qu’il se trouve dans un livre – dans un musée. Nos vies sont tissées de si minuscules détails, objets, conversations, parfums, couleurs… Tout disparaîtra, mais si quelqu’un préserve ces choses en les entourant d’un cadre qui en enrichira la signification, nous enserons très heureux. Écrire ou constituer un musée relève de la même logique.
« La politique au milieu des intérêts d’imagination, c’est un coup de pistolet au milieu d’un concert », a dit Stendhal, auquel vous vous référez dans votre essai. Partagez-vous son avis ?
Quand j’ai voulu passer de peintre à écrivain, au début de ma vingtaine, tous mes amis étaient des intellectuels engagés. Ils ont été arrêtés, jetés en prison, torturés. La plupart se sont arrêtés, certains ont continué comme journalistes. Je n’étais pas comme eux et ils me traitaient de bourgeois. Quand j’ai publié mon premier roman, j’ai été considéré comme apolitique. Pour être politique, à leurs yeux, il fallait écrire sur les paysans, les révolutions, l’idéologie, les organisations politiques. Cela ne m’intéressait pas. Je considère pour ma part que l’art du roman est fondé sur cette force que les humains sont seuls à posséder, voir le monde à travers les yeux d’autres humains, et que c’est en cela qu’il est politique. Neige est un roman politique pour la raison même qui lui a valu d’être critiqué : je ne voulais pas juger ou condamner, mais comprendre un terroriste islamiste. J’ai toujours pensé, quand je lisais les romans sociaux sur les paysans de Yachar Kemal, que j’en écrirais la version citadine et moderne. Je veux dire par là que j’explorerais une dimension inexplorée : celle de leur religion, de leur rapport à la religion, qui permet d’expliquer pourquoi ils en viennent à voter Erdogan.
Que pensez-vous de la situation en Turquie, à présent que le président va pouvoir contrôler à la fois les pouvoirs exécutif et judiciaire avec la nouvelle Constitution ?
Il n’est pas possible de se taire. Je continuerai de dire ce que j’ai envie de dire
Bien que je ne sois pas plus « politique » que Mevlut, je dois avouer que la situation est horrible. Le gouvernement a pris prétexte de la tentative de coup d’État militaire de juillet 2016 pour se débarrasser de l’opposition et des idées libérales ; 140 000 personnes ont été licenciées, 50 000 ont été jetées en prison, dont 170 ou 180 journalistes. Il n’y a plus de liberté d’expression ni de démocratie. Sans compter que la Turquie tourne le dos à l’Europe quand j’ai toujours pensé que son avenir résidait dans l’amitié avec l’Europe et l’acceptation des valeurs européennes.
Vous avez été menacé et presque condamné pour avoir évoqué le génocide arménien. Vous n’en gardez pas pour autant le silence…
Il n’est pas possible de se taire. Je continuerai de dire ce que j’ai envie de dire, tout en continuant de vivre dans ma ville d’Istanbul ; nous verrons bien ce qui arrivera.
(1) Cette chose étrange en moi, d’Orhan Pamuk,
traduit du turc par Valérie Gay-Aksoy,Gallimard, 688 p., 25 €.
Signalons, du même auteur, la parution d’une édition illustrée
d’Istanbul, souvenirs d’une ville, traduit du turc par Savas Demirel, Valérie Gay-Aksoy et Jean-François Pérouse,
Gallimard, 552 p., 35 €.
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