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Libération, le 26/05/2019
Les chefs de l’opposition ont réuni samedi soir des dizaines de milliers de manifestants à Tel-Aviv contre deux projets de loi visant à protéger le Premier ministre de poursuites judiciaires,
au risque d’altérer profondément la nature même du système politique israélien.
«Non à l’Erdoganisation d’Israël !» s’époumone un petit groupe de retraités déchaînés dans des mégaphones. Pour bien faire passer le message, ils ont tous sur la tête de petits fez rouges vendus ici dans les magasins de farces et attrapes pour se «déguiser en ottoman», et ont déployé une grande affiche à l’effigie du «sultan» turc. Samedi soir, la place du musée d’Art moderne de Tel-Aviv déborde, irriguée par un flux incessant de manifestants. Des dizaines de milliers selon la presse, les autorités n’ayant pas fourni de chiffres, venus à l’appel de l’opposition se dresser contre les projets de révision constitutionnelle de Benyamin Nétanyahou. «On ne te laissera pas devenir Erdogan, il n’y aura pas de dictateur turc ici !» martèle sous les projecteurs Yaïr Lapid (co-leader du parti Bleu et Blanc avec l’ancien chef de Tsahal Benny Gantz), la figure du dirigeant turc étant autant utilisée comme un exemple autocratique qu’un repoussoir faisant l’unanimité en Israël.
Tous les présents rencontrés par Libération le jurent : ils n’essaient pas de rejouer les dernières élections, perdues le mois dernier par l’ex-général Gantz, premier à apparaître à la tribune. Mais tous reprennent l’avertissement alarmiste du chef de l’opposition : la démocratie est en péril, à la merci de «ceux qui tentent d’enchaîner une nation entière aux intérêts d’un seul homme». Cet homme, évidemment, c’est Nétanyahou, qui ferraille depuis un mois pour bâtir sa coalition, jonglant entre les exigences des partis religieux et celles du belliqueux Avigdor Lieberman, ministre de la Défense sortant, qui ne réclame rien de moins qu’une bonne guerre à Gaza et la conscription des ultraorthodoxes. A trois jours de la date butoir pour former un gouvernement, chaque faction fait monter les enchères, menaçant de précipiter le pays dans de nouvelles élections. Car, de son côté, Nétanyahou leur en demande beaucoup.
«Danger»
D’abord, le vote d’une loi d’immunité protégeant les députés en exercice de toutes poursuites judiciaires (lui-même étant sous la menace d’une triple inculpation pour corruption à l’automne), surnommée «loi française», en référence aux intouchables présidents de la République. Mais aussi une limitation des pouvoirs de la Cour suprême, qui ne pourrait plus annuler les décisions prises par la Knesset. Ce qu’elle fait régulièrement et fera sans doute – à moins que ses mains ne soient liées – si cette fameuse «loi française» est votée par le Parlement. Ces deux projets de loi, purement motivés par l’esprit de survie de Nétanyahou et encouragés par l’ultradroite opportuniste, entraîneraient une altération profonde du système politique israélien dans le seul but de fournir au Premier ministre encerclé par les affaires le pare-feu le plus étanche possible face à la justice de son pays.
«Castrer la Cour suprême reviendrait à changer la nature même d’Israël, estime Daniel Blatman, éminent historien de l’université hébraïque de Jérusalem, croisé dans la foule. La dictature et la démocratie ont de multiples formes, mais le régime que cela augure sera proche de ceux de la Russie ou de la Hongrie, c’est-à -dire une forme de démocratie extrêmement limitée. La démocratie, ce n’est pas que le règne de la majorité, c’est aussi des valeurs, comme la protection des minorités, des libertés. Là est le danger, d’autant que les normes démocratiques déclinent dans ce pays depuis vingt ans.» Sur scène, Tamar Zandberg, cheffe du Meretz (le parti du «camp de la paix») rappelle quelques évidences : «Il n’y a pas de roi en Israël. L’Etat, c’est nous, pas Nétanyahou», une référence au populaire slogan scandé par les supporteurs du Likoud, «Bibi melech Yisrael !» («Bibi est le roi d’Israël !»)
Faux nez
Ce meeting est, depuis les législatives, le premier signe de vie de l’opposition, que l’on avait laissée hagarde au lendemain du scrutin du 9 avril, après une nuit d’incertitude. A la différence des grands raouts anti-Nétanyahou des dernières années, la nature politique de l’événement n’est pas cachée derrière les faux nez habituels que sont les «mouvements citoyens anticorruption». Surtout, pour la première fois, les centristes Benny Gantz et Yaïr Lapid ont accepté – bien qu’après moult atermoiements et sous la pression des travaillistes et du Meretz – d’envoyer un signe aux Palestiniens d’Israël, en invitant à la tribune Ayman Odeh, le chef du parti mixte et marxiste Hadash. Ce que leur formation, Bleu et Blanc, s’était obstinément refusée à faire durant la campagne, préférant adopter une posture militariste et droitière de non-coopération avec les partis arabes. Le Likoud, parti de Nétanyahou, s’en est évidemment saisi pour qualifier la soirée de «manif de gauchistes où le sympathisant terroriste Odeh s’est exprimé avec la bénédiction de Lapid et Gantz».
A droite, seuls quelques ténors marginalisés ont osé s’élever contre la tentation césariste du Premier ministre : son rival interne et ennemi intime Gideon Sa’ar et le retraité Benny Begin. Fils du président israélien et fondateur du Likoud, Menahem Begin, celui qui a longtemps été la conscience morale de la formation historique de la droite a prévenu les députés que soutenir ces lois d’immunité reviendrait à encourager «un acte de corruption». Les prochains jours diront si Nétanyahou a réussi à forcer la main de ses alliés en incluant ces textes dans le contrat de coalition. Réponse mercredi à minuit.
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