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Marianne, le 30/03/2024
Tribune
Par Selmin Seda Coskun
« Voie dure, voie douce : nous saurons bientôt quel chemin choisira d’emprunter Erdogan. Ce qui est certain, c’est que le destin de la Turquie est entre ses seules mains. » 2024 Anadolu
Ce dimanche 31 mars aura lieu le scrutin municipal en Turquie. Après l’élection présidentielle de mai 2023, ce scrutin peut-il changer la donne politique ? Analyse de Selmin Seda Coskun, docteur en sciences politiques de l’Université d’Istanbul, et qui contribue au programme de recherche « Le nouvel Orient turc » de l’Institut Thomas More.
Après la victoire de Recep Tayyip Erdogan à l’élection présidentielle de mai 2023, le scrutin municipal qui se déroule ce dimanche 31 mars peut-il changer la donne politique en Turquie ? Si la victoire d’Ekrem Imamoglu, membre du CHP (Parti républicain du peuple, centre gauche), en poste depuis 2019 à Istanbul, peut marquer le début d’une nouvelle dynamique pour l’opposition, il est peu probable qu’il affaiblisse sérieusement le gouvernement. Il en va de même à Ankara et à Izmir. À l’inverse, si l’AKP (Parti de la justice et du développement, au pouvoir) l’emporte dans ces grandes villes, il se renforcera et consolidera sa position au plan national. Tel est l’enjeu des élections de dimanche.
Un enjeu national
De fait, la campagne en cours a été marquée par une intensification de la polarisation politique de la part d’Erdogan, qui fait tout pour transformer l’élection en enjeu national. Le président met en oeuvre une stratégie de polarisation décomplexée en attaquant frontalement l’opposition et en invoquant des questions sensibles comme celle du sort de Gaza pour mobiliser les électeurs musulmans.
En face, le CHP, principal parti d’opposition, tente de limiter la domination de l’AKP en mettant en avant les valeurs de modernité et de laïcité. Ekrem Imamoglu, figure de proue de l’opposition, espère l’emporter, et poser des jalons pour l’avenir, malgré une situation politique moins favorable qu’en 2019, due à l’absence d’entente avec les partis IYI (Le Bon Parti, centre droit) et DEM (Parti démocrate, issu du mouvement politique kurde). Néanmoins, les électeurs de ces partis pourraient décider de le rallier spontanément, compte tenu de la faiblesse des candidats de leur parti.
Une éventuelle réélection d’Ekrem Imamoglu à Istanbul pourrait, on l’a dit, créer une nouvelle dynamique dans la perspective des élections présidentielles de 2028. En revanche, si l’AKP sort vainqueur du scrutin de dimanche, la question est de savoir quel type d’héritage Erdogan, au pouvoir depuis plus de vingt ans, voudra laisser.
Rappelons qu’après la répression exercée par le gouvernement en mai 2013 contre le plus grand mouvement de protestation de l’histoire de la République (les manifestations de Gezi), a débuté l’érosion des droits et des libertés fondamentales, et la limitation de la liberté de la presse. C’est alors que le pli autoritaire a été pris.
« Une administration de plus en plus politisée a contribué, par divers mécanismes, à l’édification d’un capitalisme de connivence « à la turque ». »
Après la tentative de coup d’État de 2016, l’état d’urgence a été instauré, l’espace public réduit et la pression s’est accrue sur l’opposition. Dans le même temps, de vastes réseaux de clientélisme ont permis à l’AKP de s’assurer de larges segments de l’électorat. Et une administration de plus en plus politisée a contribué, par divers mécanismes, à l’édification d’un capitalisme de connivence « à la turque », par lequel un certain nombre de grands groupes (du secteur de la construction notamment) ont apporté leur concours au renforcement du régime. De plus, 90 % des grands médias turcs sont désormais contrôlés par les propriétaires de ces groupes.
Jeter les bases d’une « nouvelle Turquie »
Tout cela a accéléré le processus menant à l’instauration d’un régime présidentiel en 2017. L’élection présidentielle de 2018 conforte Erdogan sur une voie autoritaire dans laquelle le Parlement et les contre-pouvoirs sont réduits à la portion congrue. Celle de 2023, année du centenaire de la République, le mène à se croire aux mêmes hauteurs historiques qu’Atatürk, son fondateur. Alors qu’il a annoncé que le scrutin local du 31 mars sera sa dernière élection en tant que président, puisqu’il ne se présentera pas à l’élection présidentielle de 2028, plus que jamais, le destin du pays est entre les mains d’un seul homme.
Deux scénarios sont dès lors possibles. En cas de succès dimanche, l’AKP aura le choix entre une ligne dure et de pressions nouvelles sur l’opposition (comme il l’a fait en 2013 après Gezi) et une ligne douce de séduction. Si, comme certains analystes le redoutent, l’ambition d’Erdogan est de mettre fin à la République, d’inaugurer l’ère d’un « nouveau califat » et d’établir un régime autoritaire de type russe, il choisira la ligne dure.
Mais ce n’est ni si clair, ni si simple. Car les élections se tiennent alors qu’un débat intense s’est ouvert dans le pays sur la rédaction d’une nouvelle Constitution. Un conflit entre la Cour constitutionnelle et la Cour de cassation, autour de la figure de Can Atalay, élu député l’an dernier bien que purgeant une peine de prison de dix-huit ans, a permis à l’AKP de poser la question institutionnelle. On peut s’attendre à ce qu’Erdogan rouvre dès le lendemain des élections le débat sur les amendements constitutionnels qu’il propose, qui jetteront les bases du régime de la « nouvelle Turquie » qu’il entend bâtir.
Et c’est précisément ce nouveau débat constitutionnel qui rend crédible notre second scénario, celui de la voie douce. Car il pourrait avoir besoin d’un consensus politique minimal, en relâchant au moins un peu la pression sur l’opposition, pour parachever son Å“uvre à travers cette nouvelle constitution. Voie dure, voie douce : nous saurons bientôt quel chemin choisira d’emprunter Erdogan. Ce qui est certain, c’est que le destin de la Turquie est entre ses seules mains.
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