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Le Monde, le 06/03/2020
Par Allan Kaval
Engagé depuis 2011 dans les rangs de l’opposition civile syrienne, ce professeur d’anglais de 34 ans a dû fuir l’offensive du régime vers la frontière turque, dans la région d’Idlib, comme près de un million de ses compatriotes.
« Le bruit d’un avion de chasse au-dessus de votre tête, c’est le bruit de l’impuissance. Nous entendions celui des bombes depuis deux semaines. Toujours plus proches du village où nous vivons depuis deux ans. Et l’horrible bruit de l’avion de chasse est arrivé. Je l’ai déjà entendu ce rugissement. Il vous coupe la respiration, vous met devant les yeux en l’espace d’une seconde votre mort, celle de vos enfants, de vos proches. Il vous donne à sentir l’avenir qui s’efface. Et puis ça tape quelque part. Et vous réalisez que vous êtes encore en vie. Une seconde de joie. Avant de comprendre que d’autres sont morts à votre place.
Ce jour-là , c’était le 17 février, ils ont bombardé le petit hôpital de Daret Azzeh. C’était cinq jours après l’anniversaire de ma fille. Elle vient d’avoir 4 ans et on ne les a pas fêtés. Quelqu’un devait venir nous chercher en voiture pour fuir la ville avec les autres mais il n’est jamais venu. On est monté sur ma moto avec mon épouse, ma fille et mon fils de 1 an et demi. Et nous avons tout laissé derrière nous. On a roulé une heure et demie comme ça tous les quatre, serrés. Les gens partaient par tous les moyens.
« À Atmeh, même les animaux n’ont plus de toit. On les met dehors pour louer au prix fort des emplacements dans des étables à des familles qui ont été déplacées comme nous. »
C’était notre troisième fuite. On avait évacué Alep, en 2016, quand le régime a pris la ville, ma ville, là où je suis devenu activiste. Puis nous nous sommes installés à Atarib où, un an plus tard, des dizaines de personnes ont été massacrées sur un marché dans un bombardement du régime et, maintenant nous voilà sur la route à nouveau, vers la frontière turque. J’ai contacté un camarade de promotion de l’université qui vit à Atmeh. C’est à moins de 3 kilomètres du territoire turc. Nous ne devions rester qu’une journée là -bas mais, il n’y a nulle part où aller. Il a mis à notre disposition une pièce où l’on vit tous les quatre. Il a des enfants en bas âge. Il nous prête des vêtements. Si je vais sur le toit de la maison, tout ce que je vois c’est une mer de tentes. Je préfère mourir sous les bombes que vivre dans des conditions pareilles.
À Atmeh, même les animaux n’ont plus de toit. On les met dehors pour louer au prix fort des emplacements dans des étables à des familles qui ont été déplacées comme nous. Il n’y a physiquement plus de place pour tout le monde. Des centaines de milliers de personnes se sont installées le long de la frontière turque et se disent que ce sera plus sûr pour eux. Si le régime continue d’avancer, il faudra marcher vers ce mur que les Turcs ont construit car ils ne veulent plus de réfugiés. Vers leurs militaires qui tirent à vue. Nous partirons peut-être avant ça. Tous nos proches, réfugiés, dispersés à travers le monde nous supplient de le faire. Mille dollars, deux mille dollars par personne dans les poches du passeur pour tenter de rejoindre la Turquie, au risque de se faire tirer dessus. Mais mieux vaut la mort que de tomber dans les mains du régime. Ce serait la torture jusqu’au néant, jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien de moi, de ma femme, de mes enfants. J’ai laissé la moitié de mon âme à Alep, la ville où j’ai lutté pour ma liberté. J’abandonnerai l’autre moitié en passant du côté turc. Mais il me restera mon corps et les miens. »
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