L’offensive d’Ankara piétine dans le nord de la Syrie

Le Monde, le 04/02/2017

Affaiblie par les purges, l’armée turque s’enlise contre l’EI à Al-Bab et pourrait se retrouver face aux forces de Damas.

Avions cloués au sol

 » Les rebelles aidés par Ankara sont indisciplinés, peu entraînés, mais l’enlisement de l’offensive contre Al-Bab montre surtout la profonde crise de l’armée turque, après les grandes purges qui ont suivi le coup d’Etat raté du 15 juillet 2016 « , souligne un expert militaire occidental. Près de 8 000 militaires et nombre d’officiers de haut rang, dont 40 % des généraux, ont été limogés, voire arrêtés. Certains des officiers engagés sur le front à Al-Bab font l’objet d’une enquête, et n’ont pu se rendre, fin janvier, au tribunal d’Istanbul où ils étaient cités à comparaître.

Si l’armée de terre a été relativement épargnée, le  » nettoyage  » a été massif dans la gendarmerie, et plus encore dans l’aviation. Il manquerait un tiers des pilotes, et malgré les appels lancés au recrutement de volontaires dans l’aviation civile, nombre d’appareils restent cloués au sol. L’armée turque, la deuxième de l’OTAN en effectifs, en a été réduite à demander plusieurs fois le soutien de l’aviation russe. Une décision en fait plus politique que militaire : le but était avant tout de forcer la main de la coalition, dirigée par les Américains, dont les avions participent désormais aussi aux frappes à Al-Bab.

 » Ankara s’était lancé dans la conquête d’Al-Bab sans s’assurer une coopération concrète des Etats-Unis, et l’armée turque a dû, au début, avancer seule, ce qui a considérablement ralenti le déroulement de l’opération « , reconnaissait dans une note Soner Cagaptay, analyste au Washington Institute for Near East Policy. Le président Recep Tayyip Erdogan a imposé, fin août, à son armée, démoralisée, l’opération  » Bouclier de l’Euphrate  » pour créer une zone tampon au nord d’Alep et expurger la frontière de la présence de l’EI, après des années d’ambiguïté vis-à-vis de l’organisation djihadiste. La priorité de la Turquie était néanmoins d’empêcher la jonction des territoires kurdes à l’est de l’Euphrate avec le canton d’Afrin, à l’ouest sous l’égide du Parti de l’union démocratique (PYD). Ce dernier est, selon Ankara, organiquement lié aux rebelles kurdes turcs du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) qui mènent la lutte armée contre l’Etat turc depuis 1984.

Lancé le 24 août 2016 avec l’accord tacite de Moscou et malgré les protestations de Damas,  » Bouclier de l’Euphrate  » a été d’abord un succès. En quelques jours, les rebelles de l’ASL et les forces turques se sont emparées de Djarabulus et de Dabiq, prenant le contrôle d’une zone d’environ 1 800 kilomètres carrés et éliminant quelque 1 500 djihadistes, selon les données officielles. Mais ils marquent le pas à Al-Bab, transformée en véritable camp retranché par l’EI, qui aurait reçu les renforts de nombre de combattants venus de Rakka.

 » La vigoureuse résistance des djihadistes a surpris et le commandement a longtemps hésité sur la stratégie à suivre, ne sachant s’il fallait privilégier l’utilisation des forces spéciales ou l’emploi de blindés et de l’infanterie « , écrit Metin Gurcan, spécialiste de l’armée turque et contributeur régulier au site Al-Monitor. Dans un tel contexte, les pertes ont été très lourdes : au moins 37 morts dans les rangs de l’armée turque, sur un total de 56 depuis le début de  » Bouclier de l’Euphrate « .

L’EI affirme avoir brûlé vifs deux militaires turcs capturés, mettant en ligne une vidéo, que l’état-major n’a pas authentifiée. Une dizaine de blindés, dont la moitié de chars Leopard, auraient été détruits par les djihadistes au moyen de voitures piégées ou de roquettes. D’où la lenteur de la progression, que les autorités turques justifient par leur refus  » de bombardements massifs qui causeraient de nombreux morts civils « . Le nouveau patron des forces spéciales, Zekai Aksakalli, s’est rendu sur place ces derniers jours pour remonter le moral de ses hommes.

 » Nous irons à Rakka « 

La prise d’Al-Bab par les forces du régime syrien constituerait un très sérieux revers pour les autorités turques. L’enjeu de cette bataille va en effet bien au-delà de la conquête de ce carrefour stratégique.  » Après Al-Bab, nous irons à Manbij et à Rakka « , répète régulièrement le président turc, évoquant la ville conquise par les forces kurdes juste à l’ouest de l’Euphrate et la  » capitale  » syrienne de l’EI.

Les autorités turques veulent démontrer les capacités opérationnelles de leurs protégés syriens de l’ASL afin de convaincre les Américains de ne pas miser uniquement sur les Forces démocratiques syriennes (FDS), dominées par les Kurdes syriens du PYD, comme ils l’ont fait jusqu’à présent. Engagées dans une offensive pour s’emparer de Rakka, les FDS viennent en outre de recevoir pour la première fois des véhicules blindés légers américains. Ces livraisons auraient été faites, selon un porte-parole de l’armée américaine,  » en vertu des autorisations existantes « , c’est-à-dire données par l’ex-administration Obama.

Cela n’a pas suffi à calmer l’ire des autorités turques, qui espèrent de la nouvelle administration américaine une révision de la politique de Washington vis-à-vis des Kurdes syriens. Pour le moment, on ne voit aucun signal en ce sens.

Marc Semo

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