Ayse Nur, ici dans son restaurant Asma Yapragi, collecte depuis l’adolescence les recettes auprès des femmes de sa famille. FURKAN TEMIR POUR M LE MAGAZINE DU MONDE
Dans une ancienne banque d’Istanbul, au cœur du quartier européen de Karaköy, le musée d’art contemporain SALT Galata concentre toute l’essence de la créativité turque. Mais c’est au dernier étage qu’un trésor culturel a été installé : Neolokal. L’une des figures de proue de la nouvelle cuisine anatolienne reçoit les gourmets de la ville et de bien plus loin, puisqu’on y parle japonais et français en admirant la vue – le pont de Galata qui traverse la Corne d’Or. A l’horizon, les minarets des mosquées rayent le ciel. Des hommes pêchent au lancer en prenant soin d’éviter les lignes tendues entre les poteaux électriques. C’est la saison de l’istavrit, un petit chinchard qui se fait de plus en plus rare à cause de la pollution de l’eau. Tout en regrettant que le Bosphore soit déserté par les poissons, Maksut Askar, le chef cuisinier des lieux, pose une assiette sur la table : il nous livre sa vision de son pays dans un moutabal. « L’ Anatolie est un melting-pot insensé. Je me sers de cette richesse multiculturelle. » Pourquoi parle-t-il d’Anatolie et non pas de Turquie ? « Notre cuisine ne peut pas être turque, ce serait trop réducteur. En parlant de l’Anatolie, on fait honneur à tous les peuples qui vivent sur ce territoire. »
A Alaçati, Ayse Nur travaille avec ses tantes et de nombreuses cuisinières de la région.à la table de son restaurant, Asma Yapraği, elle redonne vie à des classiques oubliés,comme ces sarma, des feuilles de vigne farcies au riz, qu’elle agrémente de cerises. FURKAN TEMIR POUR M LE MAGAZINE DU MONDE
Théoriquement simple purée d’aubergines au tahini et à l’ail, le moutabalse transforme ici en une multitude de points crémeux, orangés, violacés, jaunes, verts, ocre, rouges… Chaque couleur correspond à un ingrédient local et de saison : chou rouge, betterave, pois, citrouille… Goûtés individuellement, ils sont intenses. Mélangés les uns aux autres, ils sont surprenants, progressistes. à l’image de cette nouvelle cuisine anatolienne.
Revenir à une cuisine traditionnelle
Son essor coïncide avec l’arrivée de Recep Tayyip Erdogan au pouvoir. Autour de 2011, plusieurs cuisiniers craignent que leur culture ne soit menacée par la politique de l’actuel président. Emporté par son désir de reconstruire une Turquie à l’identité très affirmée, le nouvel homme fort du pays pourrait mettre à mal le précieux melting-pot qu’évoque Maksut Askar. Certains chefs, à l’instar d’artistes et d’intellectuels turcs, décident d’entrer dans une forme de résistance pacifique en assumant d’utiliser des produits locaux et de revenir à une cuisine traditionnelle qui s’était fait voler la vedette par des gastronomies dites plus chics : l’italienne et la française. Ils font appel à des anthropologues pour retrouver des ingrédients oubliés, interviewent leurs aïeux pour consigner des recettes… Un scénario hybride entre l’épopée scandinave de Noma, le célèbre restaurant danois de René Redzepi, et le mouvement italien Slow Food, qui entend protéger les produits alimentaires en voie de disparition.