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Le Monde, le 25/06/2021
Par Marie Jégo (Istanbul, correspondante)
Depuis quelques années, la Turquie a réorienté son industrie militaire vers la fabrication d’engins sans pilote, qu’elle exporte de plus en plus.
Auréolés de leurs exploits en Syrie, en Libye et dans le Haut-Karabakh, les drones turcs se vendent comme des petits pains, recueillant un franc succès parmi les pays de l’ancien glacis soviétique. Après l’Azerbaïdjan, l’Ukraine et la Pologne, la Lettonie envisage à son tour d’acquérir des drones de combat Bayraktar TB2, conçus par l’entreprise privée Baykar, dont le directeur technique n’est autre que Selçuk Bayraktar, le gendre du président turc Recep Tayyip Erdogan.
En visite à Ankara, le 7 juin, Artis Pabriks, vice-premier ministre et ministre letton de la défense, s’est rendu dans les locaux de Baykar, où il s’est extasié sur le haut niveau de recherche et de développement de l’industrie turque de défense. Aucun accord n’a été signé, mais M. Pabriks a vanté, sur sa page Facebook, la nécessité d’une coopération militaire « constructive » entre la Lettonie, membre de l’Union européenne et de l’Alliance atlantique, et la Turquie, « partenaire au sein de l’OTAN ».
Deux semaines plus tôt, le président polonais Andrzej Duda avait signé à Ankara un contrat pour l’achat de 12 Bayraktar TB2, destinés à une armée polonaise soucieuse de se doter « d’équipements modernes ». « Nous faisons partie des trois ou quatre meilleurs » fabricants de drones, s’était alors félicité M. Erdogan. « En termes de rapport qualité/prix, nous sommes les meilleurs », aime à répéter Ismail Demir, le patron de SSB, l’agence gouvernementale qui chapeaute l’industrie de défense nationale.
Cette satisfaction est justifiée. En moins d’une décennie, la Turquie s’est hissée au rang des fabricants de drones les plus importants, aux côtés des Etats-Unis, d’Israël et de la Chine. Efficaces et bon marché, ses UAV (véhicule aérien non habité) ont infléchi le cours de trois conflits en 2020, détruisant chars, véhicules blindés, dépôts de munitions et systèmes de défense antiaérienne de forces adverses sur plusieurs théâtres d’opérations.
En Libye, le déploiement de TB2 et de drones kamikazes de type Kargu a contribué à la déroute de l’armée nationale libyenne du maréchal Khalifa Haftar, en juin 2020, ruinant ses espoirs de conquête de Tripoli, au profit du gouvernement d’union d’accord national de Faïez Sarraj, soutenu par Ankara.
En mars de la même année, à Idlib, les TB2 ont détruit plusieurs systèmes russes de défense antiaérienne de type Pantsir, ainsi que des blindés et des installations de l’armée syrienne loyale à Bachar Al-Assad, lequel, malgré le soutien aérien que lui assure la Russie, a dû renoncer momentanément à la reconquête du dernier fief de la rébellion, dans le nord-est de la Syrie. Enfin, à l’automne 2020, ces mêmes TB2 ont permis aux forces azerbaïdjanaises, encadrées et équipées par l’allié turc, de neutraliser une bonne partie de la défense aérienne, de l’artillerie et des blindés arméniens.
Alternative aux avions furtifs
Largement retransmises par les chaînes de télévision turques, les images des drones en action ont servi de catalogue de promotion à l’exportation, poussant l’Ukraine, la Pologne et la Lettonie, trois Etats aux relations difficiles avec la Russie, à se doter eux aussi d’avions sans pilote. Le TB2, le plus demandé, figure déjà dans l’arsenal du Qatar et de l’Azerbaïdjan. Utilisé seul ou en groupe, il est capable d’engranger des informations sur les positions des forces adverses, de guider des avions de chasse vers leurs cibles, et d’effectuer ses propres frappes grâce aux quatre missiles à guidage laser dont il est équipé. Déployé par les forces turques dans le cadre de la lutte contre la rébellion armée du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), dans des zones montagneuses et difficiles d’accès du sud-est de la Turquie et dans le nord de l’Irak, il a fini par s’imposer sur des théâtres d’opérations plus éloignés.
Et il obtient des résultats surprenants, puisque des équipements aussi lourds et coûteux que les systèmes russes antiaériens Pantsir, en Syrie et en Libye, ainsi que les missiles russes Iskander, en Arménie, se sont retrouvés paralysés par des attaques d’UAV. Le TB2 n’est pas le seul sur le marché. Le drone de combat Anka-S, fabriqué par l’entreprise étatique Turkish Aerospace, a été acheté par la Tunisie en décembre 2020. Autre fleuron de la production turque, le Kargu-2, un petit drone kamikaze autocommandé, muni d’un système de reconnaissance faciale, a spécialement été conçu par l’entreprise étatique STM pour la guerre asymétrique. L’armée turque, qui l’a utilisé en Syrie, en Libye et dans le Haut-Karabakh, en a commandé 500.
« Les drones ont l’avantage de limiter les pertes », estime Can Kasapoglu, du groupe de réflexion EDAM, à Istanbul. Depuis le coup d’Etat raté du 15 juillet 2016, renforcer les capacités de défense de son pays est devenu la priorité du président Erdogan. La production de drones sophistiqués, dotés d’intelligence artificielle, de capacités de brouillage et d’une grande précision de tir, lui a permis de compenser le déclin de son armée de l’air en manque de pilotes.
Décimées par les purges qui ont suivi la tentative de putsch, les forces aériennes turques ont en outre été empêchées, à cause des sanctions américaines, d’acquérir le F-35, l’avion furtif de cinquième génération sur lequel elles comptaient pour remplacer le parc vieillissant des F-16. Baykar, l’entreprise du gendre d’Erdogan, croit avoir remédié à cette faiblesse grâce à la création d’un nouveau drone de combat, nommé Akinci (« Assaillant »). Conçu pour porter des armes lourdes, voler plus loin et plus haut, il devrait équiper le TCG Anadolu, le premier porte-aéronef de la marine turque, en lieu et place des F-35.
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