L’embargo turc contre Israël, une mesure « inédite » qui pénalisera aussi les Palestiniens

Les Echos, le 28/05/2024

Par Killian Cogan (Correspondant à Istanbul)

Le président Recep Tayyip Erdogan a, au début du mois, ordonné la rupture des échanges commerciaux avec Israël. Cette mesure inédite sanctionnera également l’économie de Cisjordanie.

Le président turc, Recep Tayyip Erdogan, a considérablement durci le ton vis-à-vis d’Israël depuis la guerre de Gaza. (Via Reuters)

Après l’attaque du 7 octobre et l’offensive menée par Israël à Gaza, le président turc Recep Tayyip Erdogan n’a pas mâché ses mots , fustigeant l’Etat « terroriste Â» d’Israël, comparant son Premier ministre Netanyahou à « Hitler Â», et qualifiant tantôt le Hamas de « moudjahidin Â», tantôt de « mouvement de libération nationale Â». Reste que, aussi dures pouvaient-elles sembler, ces paroles masquaient une autre réalité : s’ils avaient été réduits quasiment de moitié à partir du mois de novembre, les échanges économiques entre Israël et la Turquie se poursuivaient.

Une ambiguïté dont le président turc a pâti à l’issue des élections municipales du pays le 31 mars dernier. Devancé par l’opposition dans la plupart des grandes villes turques, le Parti présidentiel justice et développement (AKP) a en effet écopé du pire revers électoral depuis son arrivée au pouvoir en 2002. Un parti islamiste rival, le Yeniden Refah, s’est notamment attribué 7 % des voix à l’échelle nationale en faisant campagne sur la complaisance du gouvernement d’Erdogan à l’égard de l’Etat hébreu.

Dans le sillage de cette défaite, le « reis Â» a alors cédé aux pressions de sa base électorale : début avril, le gouvernement turc annonce qu’il restreint les exportations de 54 biens différents vers Israël . Un mois plus tard, Ankara va plus loin et interrompt intégralement ses échanges commerciaux avec Tel Aviv, jusqu’à ce que ce dernier « permette un flux d’aide humanitaire à Gaza Â», déclare le ministère turc du Commerce.

Il s’agit là d’une mesure inédite. Car, si les deux pays ont pu entretenir des relations diplomatiques cahoteuses au gré du conflit israélo-palestinien, les échanges commerciaux, eux, s’étaient maintenus, notamment en vertu d’un accord de libre-échange signé en 1997. En l’espace d’une décennie, ils avaient même doublé de volume : en 2022, ces échanges s’élevaient à 9,5 milliards de dollars, dont les exportations turques vers Israël constituaient les trois quarts.

BTP et produits alimentaires visés

« S’il n’est pas non plus dramatique, à moyen terme, cet embargo aura un effet non négligeable sur Israël, en particulier sur son secteur du BTP, car beaucoup des matériaux utilisés ici proviennent de Turquie Â», prévient Gabriel Mitchell, analyste à l’institut Mitvim de Jérusalem. Au-delà du secteur de la construction, la Turquie exportait aussi une importante quantité de biens alimentaires à l’Etat hébreu, elle abriterait même près de 300 usines casher, selon l’Agence télégraphique juive (JTA).

Une industrie des produits casher qu’un homme, le rabbin américain Mendy Chitrik, issu du mouvement hassidique Habad, a en grande partie contribué à développer en établissant un système de certification au pays d’Atatürk. Tous les ans, une vingtaine de « mashgichim Â», ou certificateurs casher, venaient d’Israël lui prêter main-forte en effectuant des contrôles dans ces usines turques.

Autant dire qu’aujourd’hui, cette industrie est plongée dans l’embarras. « En fonction de l’ancienneté de leur relation avec leurs partenaires turcs, certains importateurs israéliens tentent de contourner l’embargo en passant par des pays tiers, mais beaucoup cherchent déjà des fournisseurs alternatifs, même s’ils sont plus coûteux Â», confie Gabriel Mitchell.

Douanes israéliennes

Aussi, cette rupture des relations commerciales avec Israël ne sera-t-elle pas sans conséquences pour la Cisjordanie. Après l’Etat hébreu, la Turquie y est le deuxième plus gros exportateur, représentant près de 10 % de ses importations. Or, si le ministère turc du Commerce a assuré qu’il « travaillait avec son homologue de l’Autorité palestinienne Â» pour éviter de sanctionner les Palestiniens de Cisjordanie, toute exportation vers les territoires palestiniens doit d’abord transiter par les douanes israéliennes. En effet, les seuls points d’entrée vers la Cisjordanie ne sont autres que les ports israéliens de Haïfa et d’Ashdod, ou le pont Allenby côté jordanien, également sous contrôle de l’Etat hébreu.

D’autant plus que, par rétorsion, Tel Aviv a prévenu qu’il empêcherait « l’acheminement de biens turcs destinés aux Palestiniens Â». Ainsi, comme le résume l’économiste palestinien Raja Khalidi, directeur du Palestine Economic Policy Research Institute de Ramallah, « cet embargo contre Israël aura un effet équivalent sur l’économie de la Cisjordanie Â».

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