A Bruxelles, beaucoup le pensent sans oser le formuler publiquement. A Strasbourg, où il était en visite mercredi 11 mai, le ministre turc des affaires européennes, Volkan Bozkir, l’a dit : l’accord conclu entre son pays et l’Union européenne (UE) pour l’exemption de visa en faveur des ressortissants turcs vit« un moment très dangereux ». Il est basé sur « la confiance, la bonne volonté, la responsabilité, la prise de risque politique », a commenté celui qui est aussi le chef des négociations d’adhésion de son pays à l’UE. Selon M. Bozkir, il faut désormais « essayer de sauver » cet accord.
Au-delà , c’est évidemment le pacte controversé, conclu le 18 mars sous l’impulsion d’Angela Merkel et visant à limiter les flux des migrants, qui pourrait dès lors être remis en question : la suppression des visas est, aux yeux d’Ankara, l’une des mesures clés de ce dispositif, avec la relance du processus d’adhésion et l’octroi d’une aide financière de 6 milliards d’euros. « J’espère que l’accord sur les visas va apaiser une partie des frustrations provoquées par plus de cinquante ans d’attente aux portes de l’Union européenne », déclarait lundi 9 mai le président Recep Tayyip Erdogan, qui multiplie les interventions sur le sujet. Mercredi, alors que les députés européens devaient examiner la proposition de la Commission et de la présidence néerlandaise du Conseil, Burhan Kuzu, un conseiller du président turc, était on ne peut plus explicite : dans un message sur le réseau social Twitter, il indiquait que si les eurodéputés prenaient  » une mauvaise décision « , son pays  » enverrait les réfugiés « . Quelque 2,3 millions de Syriens chassés par la guerre séjournent actuellement en Turquie
Les élus européens n’avaient toutefois rien à décider mercredi. Ils devaient seulement livrer leurs premières appréciations et ils ne voteront que plus tard, sans doute à l’automne. Il n’est  » absolument pas question  » de hâter le processus tant qu’Ankara ne remplira pas toutes les conditions nécessaires, a indiqué le président de l’Assemblée, le social-démocrate Martin Schulz.
 » Marchandage «Â
Pour Manfred Weber, président du groupe PPE (droite), le plus -important à Strasbourg, il n’est  » pas question de déroger  » aux 72 critères requis pour la libéralisation des visas.  » Le président -Erdogan doit comprendre que le Parlement européen ne peut se contenter d’avaliser les décisions de la Commission, qu’il peut aussi en débattre. Mais il faut aussi -savoir reconnaître que les Turcs ont très bien fait leur travail, qu’ils ont mis un terme au business des passeurs, arrêté les flux de migrants vers la Grèce et que c’est d’une importance majeure pour l’Union. Il est très -important de parvenir à un accord sur les visas, cela montrerait que nous sommes capables d’établir une bonne relation de confiance avec la Turquie « , explique au Monde l’élu allemand.
Le ton est semblable du côté -social-démocrate, même si l’on y souligne qu' » il faut clairement -indiquer à la Turquie qu’elle doit travailler davantage « . Du côté -libéral et démocrate, la députée néerlandaise Sophie In’t Veld se -livre à une partie d’équilibrisme. Elle s’en prend au  » marchandage  » organisé selon elle par le premier vice-président de la Commission, Frans Timmermans, et à l’impuissance des Etats,  » plus à même de négocier un pacte avec Erdogan qu’à définir une politique commune pour les réfugiés « . Elle défend cependant le principe de l’exemption de visa, qui permettra, explique-t-elle, de faciliter les contacts avec le peuple turc et les défenseurs des droits de l’homme.
Discussions ardues
Le ton est évidemment plus vif du côté de la gauche radicale, où la Française Marie-Christine Vergiat évoque l’impuissance d’une Europe  » spectatrice d’accords immoraux « , tandis que de l’autre côté de l’Assemblée, Marine Le Pen -estime que le président turc se livre à un  » racket « , favorisé par des dirigeants européens qui lui auraient mis toutes les cartes en main.
Certains des 72 critères requis pour obtenir l’exemption de visa restent très problématiques et font l’objet de discussions d’autant plus difficiles que les Européens estiment avoir perdu leur meilleur interlocuteur avec la récente démission du premier ministre Ahmet Davutoglu, le seul homme qui semblait avoir à la fois l’oreille de M. Erdogan et celle de la chancelière allemande, Angela Merkel.
La question des passeports biométriques a trouvé une solution provisoire : Ankara ne devra satisfaire à toutes les normes européennes qu’à la fin de l’année. Des dispositions concernant la protection des données et la lutte contre la corruption restent, en revanche, les thèmes de discussions ardues. C’est toutefois l’exigence posée par Bruxelles quant à la modification des lois antiterroristes qui est le principal sujet de contentieux.
Pour M. Bozkir, ce point ne fait pas partie de l’accord conclu entre son pays et l’UE. Pour les Européens, il convient néanmoins de limiter l’utilisation de ces lois, qui permettent au régime de combattre les organisations terroristes mais aussi de tenter de museler l’opposition démocratique, la presse et les défenseurs des droits de l’homme. L’UE demande donc une redéfinition de la notion même de  » terrorisme « .
Mardi, le président Erdogan a -repoussé à  » octobre au plus tard  » l’échéance pour l’exemption de visa, initialement fixée à juin. Il a indiqué, en revanche, qu’il ne -ferait aucune concession concernant les lois antiterroristes. Il a -exclu toute réforme et confirmé ce qu’il avait dit à la fin de la semaine dernière : pas question de céder à Bruxelles et si aucune solution n’est trouvée,  » nous suivrons notre chemin, et vous le vôtre « . Auparavant, il avait déjà critiqué des pays qui, d’après lui, s’en prennent à son pays mais  » mettent la démocratie et les libertés de côté  » quand ils sont eux-mêmes visés par des attentats.
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