L’abus de pouvoir de trop d’Erdogan

Le Point, le 28/04/2025

ÉDITO
Par Nicolas Baverez

En emprisonnant son principal opposant, le maire d’Istanbul Ekrem Imamoglu, le maître d’Ankara avait misé sur la passivité des Turcs. À tort.

 
Les partisans d’Ekrem Imamoglu, maire d’Istanbul et rival de Recep Tayyip Erdogan à la présidentielle turque de 2028, manifestent à Istanbul, le 11 avril, après l’incarcération de leur champion.  © Umit Bektas/Reuters

Le 19 mars, au lendemain de la révocation de son diplôme universitaire – indispensable pour être candidat à la présidence de la République – par un comité de l’université d’Istanbul au prétexte d’improbables irrégularités, Ekrem Imamoglu, maire d’Istanbul, principal opposant de Recep Tayyip Erdogan et grandissime favori de la prochaine élection présidentielle, prévue en 2028, a été arrêté et inculpé de corruption et d’appartenance à une organisation terroriste.

Plusieurs centaines de cadres de son parti, des milliers de personnes et plusieurs journalistes ont aussi été emprisonnés, tandis que le gouverneur d’Istanbul interdisait toute manifestation, fait sans précédent depuis le XVIIe siècle.

Recep Tayyip Erdogan, réélu en mai 2023 pour un troisième mandat en violation de la Constitution, a ainsi entrepris de célébrer le centenaire de la République de Turquie, fondée par Mustafa Kemal Atatürk, en la transformant en démocrature islamique.

Avec pour modèle la Russie de Vladimir Poutine, tant à l’intérieur – à travers la manipulation des élections, la suspension de l’État de droit, le contrôle de l’économie par des oligarques, la mise sous tutelle des médias, de la justice et de l’université – qu’à l’extérieur, avec le projet de reconstituer l’Empire ottoman, de la Libye à l’Asie centrale en passant par la Syrie ou le Caucase. Et ce au croisement de l’hypernationalisme et d’un islam politique qui assument le recours décomplexé à la force armée.

Aveuglé par son pouvoir personnel

L’embastillement d’Ekrem Imamoglu a été décidé en raison d’un contexte international très favorable à ce coup d’État civil. Au nom de la confrérie des hommes forts, Recep Tayyip Erdogan bénéficie du soutien de Donald Trump, qui lui a laissé les mains libres en Turquie et donné un blanc-seing en Syrie, où il parraine l’organisation Hayat Tahrir al-Cham (HTC) d’Ahmed al-Chareh.

Il reste très proche de Vladimir Poutine, pour lequel il a entrepris un rôle de médiateur dans le but de suspendre les opérations militaires en mer Noire. Il profite pleinement de la panique des Européens devant la menace russe, le retrait de la garantie de sécurité des États-Unis et leur abandon de l’Ukraine, qui confèrent un poids décisif à la deuxième armée de l’Alliance et font de la Turquie un allié aussi compromettant qu’indispensable.

Recep Tayyip Erdogan a parfaitement analysé l’ensauvagement du système international, très permissif pour les coups de force. Mais il a commis une erreur majeure en sous-estimant les Turcs. Nicolas Machiavel soulignait dans Le Prince que « la meilleure forteresse des tyrans, c’est l’inertie des peuples Â».

Aveuglé par son pouvoir personnel, Erdogan s’est lourdement trompé en misant sur la passivité des Turcs. Non seulement plus de 60 % d’entre eux se déclarent opposés à une procédure purement politique et privée de tout fondement légal, mais des manifestations massives ont déferlé dans tout le pays, y compris dans la très conservatrice Anatolie.

Les étudiants de l’université d’Istanbul ont réussi à repousser les forces de police. La crise a même gagné le cÅ“ur de l’AKP avec la révolte d’Izmir Hüseyin Kocabiyik, compagnon de route d’Erdogan avec lequel il a été emprisonné en 1999, qui a parlé d’un « coup d’État Â» du président contre lui-même.

L’économie rechute

Le despotisme d’Erdogan a déjà été contesté par le passé, notamment en 2013 lors de la protestation contre le saccage du parc de Gezi ou après le tremblement de terre de 2023 qui dévasta le sud-est du pays et fit 55 000 morts et 700 000 réfugiés, en raison de l’inefficacité et de la corruption de l’État AKP. Pour autant, jamais son régime n’a paru aussi fragile et proche de se décomposer.

Si Erdogan veut être Poutine, les Turcs n’entendent nullement devenir des sous-Russes, avec pour seul avenir le mensonge et la terreur. Ekrem Imamoglu reste très populaire et légitime, et Özgür Özel, président du Parti républicain du peuple (CHP), a pris efficacement la tête de l’opposition. À l’inverse, le narratif d’Erdogan et de l’AKP est dénué de toute vraisemblance et de toute raison autre que la volonté d’instituer un pouvoir à vie.

Dans le même temps, l’économie, qui connaissait un début d’embellie, rechute lourdement. La situation était très précaire du fait du triple choc de la stagnation de l’Allemagne, premier partenaire avec 8 % des exportations turques, de la concurrence accrue de la Chine et de la fermeture du marché américain après le tournant protectionniste effectué par Donald Trump.

Elle est devenue critique avec la tempête déclenchée par Recep Tayyip Erdogan, qui a provoqué le plongeon de la livre turque – en dépit de près de 50 milliards de dollars d’interventions – comme de la Bourse d’Istanbul, de vives tensions sur la dette souveraine et la remontée de l’inflation, qui a contraint la Banque centrale à remonter ses taux de 42,5 à 46 %.

Ainsi, la croissance est retombée autour de 2 % ; le chômage touche plus de 9 % des actifs ; l’inflation s’élève à 40 % fin mars, ruinant les ménages, dévastant leur vie quotidienne et sapant leur moral.

Les Européens à la rescousse

La Turquie ne traverse pas une crise politique mais une crise de régime. La lettre de cachet lancée contre Ekrem Imamoglu constitue l’abus de pouvoir de trop du « sultan Â» Erdogan. Il est tombé trop bas pour pouvoir être sauvé par les urnes.

Il ne lui reste donc que trois options : la suspension ou le report de l’élection présidentielle ; son truquage, à l’image de la Russie de Vladimir Poutine ; l’infirmation de son résultat, sur le modèle du Venezuela de Nicolas Maduro.

Par son courage, Ekrem Imamoglu a rendu leur dignité et leur fierté aux Turcs, qui ont une occasion unique de reprendre en main leur destin et de rétablir la République. Comme Alexeï Navalny en Russie, son combat constitue aussi un appel aux Européens pour rompre avec leur suicidaire politique d’apaisement vis-à-vis d’Erdogan.

 
Il est certain que la Turquie joue un rôle stratégique dans la guerre d’Ukraine comme en Syrie et en Libye. Mais il est chimérique de prétendre combattre Vladimir Poutine ou les djihadistes avec l’un de leurs plus fidèles alliés. L’Union européenne doit donc prendre parti en s’alignant non sur Erdogan mais sur la société civile turque, qui se soulève pour que la Turquie ne finisse pas comme la Russie ou la Syrie.

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