La Turquie, nouveau hub des francs-maçons africains

Jeune Afrique, 23/08/2024

Joséphine Dedet – envoyée spéciale à Istanbul

Visites réciproques et jumelages de loges : les « maçons » africains renforcent leurs liens avec leurs frères turcs. Révélations et reportage, à Istanbul, dans le « saint des saints ».

Remzi Sanver, Grand maître de la Grande Loge de Turquie dans son bureau à Istanbul, le 23 octobre 2023. © Joséphine Dedet.

 
 
En cette soirée du 10 mai 2024, la Grande loge de Turquie (principale obédience du pays, avec 18 000 membres) accueille à son siège, à Istanbul, dans le quartier de Pera, les frères qu’elle a conviés à son Assemblée générale annuelle. Deux Grands maîtres africains ont fait le déplacement : l’avocat d’affaires Sylvère Koyo, à la tête de la délégation de la Côte d’Ivoire, et Alassane Koné, à la tête de celle du Niger. Il y a aussi Ali Traoré, numéro deux de la Grande loge du Burkina Faso, ainsi que Hilarion Bounsana et Aliou Touré, respectivement membres du Conseil d’administration de la Grande loge du Congo et de celle du Mali.

En pleine guerre entre la Russie et l’Ukraine, et alors que les « frères » des deux pays ont coupé les ponts, les Turcs réussissent le tour de force de faire asseoir à la même table Andreï Bogdanov, le Grand maître de la Grande loge de Russie, et un représentant de la Grande loge d’Ukraine. Le premier, qui est un proche de Vladimir Poutine, tente le dialogue. Le second se mure dans le silence, mais ne quitte pas les lieux.

Ouverture sur l’Afrique, maintien du dialogue et des équilibres en Europe : tout se passe comme si les frères de Turquie calquaient leur « politique » sur celle de leur gouvernement. L’artisan de ce rapprochement maçonnique ? Remzi Sanver.

Un des temples de la Grande Loge de Turquie à Istanbul, le 23 octobre 2023. © Joséphine Dedet

L’homme qui a installé Ali Bongo Ondimba

Cet universitaire de 54 ans, qui fut président de l’Université Bilgi, à Istanbul, partage son temps entre cette ville et Paris, où il est directeur de recherches au CNRS dans le domaine des mathématiques appliquées à la sociologie. Réélu, en mai 2023, Grand maître de la Grande loge de Turquie – fonctions qu’il avait déjà occupées de 2010 à 2013 –, il sillonne le monde, et notamment l’Afrique, où il multiplie les contacts.

En 2015, par exemple, c’est lui qui avait installé Ali Bongo Ondimba Grand maître de la Grande loge du Gabon. Depuis, de l’eau a coulé sous les ponts, mais rien n’a changé : c’est toujours un maçon, Brice Clotaire Oligui Nguema, qui est au pouvoir à Libreville, et ces relations entre élites turques et africaines se poursuivent et s’approfondissent.

Rendez-vous est pris, à Istanbul, dans le QG des frères de Turquie, obédience « régulière ». Serait-ce, déjà, une épreuve initiatique ? Pour accéder au « saint des saints », il faut descendre la très abrupte rue Nur-u Ziya, et, une fois dans le bâtiment, se frayer un chemin dans un labyrinthe de couloirs et d’escaliers qui relient plusieurs immeubles. Dans les entrailles de la Terre, la cellule où l’on plonge le postulant apprenti dans l’incertitude et la réflexion : un crâne humain, des sandales, des cordelettes nouées.

Plus haut, plusieurs temples à l’imposante solennité : carrelage à damiers, fauteuils moelleux, plafond en forme de ciel étoilé. Sur le toit, un restaurant, dont la terrasse donne en contre-plongée sur le consulat de France. Et, bien sûr, le bureau du Grand maître, dans lequel nous reçoit Remzi Sanver – un homme vif et chaleureux, qui jongle avec la langue française.

Une sculpture offerte par Denis Sassou Nguesso

Derrière lui, entre le drapeau turc et un fanion maçonnique, trône un portrait de Mustafa Kemal Atatürk, le fondateur de la Turquie moderne. Au mur, un tableau représente Murat V, initié en 1872 par la loge Prodoos, émanation du Grand Orient de France. Censé favoriser l’avènement d’une monarchie constitutionnelle, ce sultan ne régna que quatre-vingt-dix jours, en 1876. Sur un socle, une sculpture contemporaine, offerte au nom du Grand maître de la Grande loge du Congo, Denis Sassou Nguesso.

Autant Remzi Sanver est prolixe sur les principes et idéaux de la maçonnerie, autant il se montre coriace dès qu’il est question de citer des noms de frères. Ils ne sont pas aussi médiatiques qu’on pourrait le croire, assure-t-il. Il n’empêche, ce « secret professionnel », qui s’apparente à celui des prêtres ou des médecins, alimente tous les fantasmes.

« En 2011, à l’occasion des célébrations du cinquantième anniversaire de la Grande loge d’Afrique du Sud, j’ai rencontré la quasi-totalité des Grands maîtres africains. J’ai noué avec eux des relations d’amitié, en particulier avec le ministre Djibrill Bassolé et avec Alain-Roger Coeffé, alors respectivement Grand maître et Grand chancelier de la Grande loge du Burkina Faso, puis avec les Grandes loges de Côte d’Ivoire et du Gabon », raconte-t-il tout de même.

Parmi ses proches, il y a eu Hamed Bakayoko, flamboyant Premier ministre de Côte d’Ivoire et Grand maître en son pays, qui a fortement soutenu les jumelages entre les loges ivoiriennes et turques. La Grande loge de Turquie compte en effet trois loges francophones : Prométhée, à Izmir, Atlas et Humanitas, à Istanbul. Atlas est jumelée avec la loge Kaourital du Burkina Faso et Humanitas avec L’Étoile flamboyante de Côte d’Ivoire.

« En dehors des visites qu’ils rendent à notre Grande loge, et indépendamment de nos travaux communs, les frères africains viennent de plus en plus nombreux en Turquie, et en famille. Ils profitent de leur séjour pour découvrir le pays, visiter des entreprises ou des hôpitaux à l’occasion de contrôles médicaux, par exemple, et ils saisissent des occasions pour nouer des relations d’affaires. Tout cela contribue à développer les relations entre la Turquie et les pays du continent », résume l’hyperactif Remzi Sanver. ­­­­

Des visites à Djibrill Bassolé et à Alpha Condé

Selon nos sources, l’intéressé rend souvent visite, à Paris, à son ami Djibrill Bassolé, et, à Istanbul, à Alpha Condé, l’ancien président guinéen, désormais installé dans la capitale économique turque. Ancien de l’Internationale socialiste, Condé est-il franc-maçon ? « J’ai le privilège de pouvoir lui rendre régulièrement visite. Il est une personnalité impressionnante, l’un des grands hommes de l’histoire de l’Afrique. Je ne l’ai pas connu dans le cadre de la franc-maçonnerie et je ne sais pas s’il a été initié. Quoi qu’il en soit, il incarne les valeurs d’humanisme qui pourraient être celles de la franc-maçonnerie et il fait preuve d’un esprit de fraternité qui fait que je l’appelle “grand frère” », esquive Sanver.

À en croire une vieille connaissance d’Alpha Condé, ce dernier a bien été initié à la Grande loge de France, au temps de sa jeunesse parisienne. Mais, en Guinée, il n’aurait jamais été Grand maître et n’aurait même jamais participé à des réunions maçonniques.

Si Sanver évoque « l’esprit de fraternité », c’est sans doute aussi parce que lui et Condé n’appartiennent pas à la même obédience. « La Grande loge de Turquie fait partie de la maçonnerie dite régulière, qui est attachée à certains principes. D’abord, il faut admettre l’existence du grand architecte de l’univers, ainsi que les trois grandes lumières de la maçonnerie : l’équerre, le compas et le volume de la loi sacrée (selon la croyance de chacun : Bible, Coran, Torah…). Ensuite, il n’y a pas d’initiation féminine. Enfin, nous ne faisons pas de politique », précise-t-il.

Bible, Coran et Torah… Voilà encore une singularité de la maçonnerie régulière turque. Héritière d’un empire multinational, elle est sans doute la seule au monde à laisser ses futurs initiés choisir entre les trois livres saints. Toute la tolérance de l’islam turc – ou plutôt, des islams turcs, teintés de chamanisme, de soufisme, d’alévisme, d’esprit confrérique et même du christianisme primitif – s’exprime dans cette présence symbolique. De son côté, la maçonnerie turque « irrégulière », qu’incarne la Grande loge libérale, laisse ses membres devant un livre aux pages blanches, symbole de libre-arbitre.

Mustafa Kemal, maçon ?

Avec 22 000 frères au total, la franc-maçonnerie turque est aujourd’hui la troisième d’Europe continentale, après la française et l’italienne, et devant l’allemande. Celle, régulière, que représente Remzi Sanver, se répartit en 262 loges ; 88 % de ses membres vivent à Ankara, Istanbul et Izmir, les 12 % restants, dans les autres grandes villes, en particulier sur les trois façades maritimes du pays.

Dans l’empire ottoman, les premières loges sont apparues dès le XVIIIe siècle, sous l’influence des Lumières. Elles sont fréquentées par des expatriés, des diplomates et des marchands européens, puis par les minorités de l’empire (Grecs, Arméniens et Juifs). Les intellectuels musulmans, dont beaucoup viennent des confréries soufies, et même des « gens du Palais » n’y sont admis qu’à partir du milieu du XIXe siècle. Il n’y a pas, alors, de grande loge « nationale », mais des loges qui ont leur patente auprès des Grands Orients européens.

Par ce biais, les grandes puissances rivales s’efforcent d’attirer à elles les personnalités susceptibles de renforcer leur influence. Le sultan Abdülhamit II place les loges sous surveillance et lutte contre leur expansion. Sans doute avait-il quelques raisons de se méfier : en 1909, son acte d’abdication lui sera lu par trois députés maçons, dont Emmanuel Carasso, neveu du fondateur de la marque Danone.

Avec la poussée du sentiment national, exit le cosmopolitisme. Sous l’impulsion des Jeunes-Turcs, résolument laïques et réformateurs, la turcité devient source de fierté. Talat Pacha, l’un des chefs du Comité Union et Progrès, devient le premier Grand maître du Grand Orient de l’empire ottoman. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, le poète Riza Tevfik, dont le parti a renversé le Comité Union et Progrès, lui succède.

À partir de la fondation de la République de Turquie, en 1923, la laïcité devient une vertu cardinale, gravée dans le marbre de la Constitution. La personne d’Atatürk fait l’objet de rumeurs, jamais tues depuis. Le héros de l’indépendance, qui pousse son pays sur la voie de la modernité, a-t-il été maçon, comme le prétendent certains milieux conservateurs ? On n’en a aucune preuve. Seule certitude : la plupart de ses proches ou de ses ministres étaient des initiés. Ce fut le cas de Mim Kemal Öke, son médecin personnel, ou encore de Mustafa Necati, le ministre de l’Éducation, qui laïcisa l’enseignement.

Ankara, leader du « Sud global » ?

L’histoire, mouvementée, de la maçonnerie turque recèle bien d’autres surprises. Ce n’est pas dans les­­­­­­­­ années 1930 et au sein du très kémaliste Parti républicain du peuple (CHP) que l’on trouve le plus de « frères », mais dans les années 1950, au sein du Parti démocrate et du gouvernement à tendance conservatrice que dirige Adnan Menderes, qui fut pendu à la suite du coup d’État de 1960 et dont la figure est révérée par un certain Recep Tayyip Erdogan.

La frontière entre laïcité et piété, modernité et traditionalisme semble donc avoir été poreuse. Toutefois, admet Remzi Sanver, « même si on ne peut pas dire que la maçonnerie est républicaine, elle l’est dans son esprit et, historiquement, le profil des maçons turcs revêt une forme de républicanisme ». L’esprit, certes, mais la pratique ?

On est là pour donner un sens à la vie, à notre vie. Même si on fait ce travail ensemble dans la loge, la relation que chaque maçon établit avec la maçonnerie est finalement très individuelle et subjective.
Remzi Sanver Grand maître de la Grande loge de Turquie

« Selon notre conception, la maçonnerie est spirituelle, et non sociétale. Nous venons dans les loges travailler sur des symboles, dans un cadre ésotérique. On est là pour donner un sens à la vie, à notre vie. Même si on fait ce travail ensemble dans la loge, la relation que chaque maçon établit avec la maçonnerie est finalement très individuelle et subjective. Nous pensons que la maçonnerie sera bénéfique pour la société aussi, à travers les maçons qui agiront non en tant que maçons mais en tant qu’individus éclairés par des valeurs maçonniques et qui répandront ces valeurs », résume le Grand maître.

Aujourd’hui, à l’en croire, on trouve très peu de maçons dans les hautes sphères politiques turques. Est-ce à dire que la pratique est mal vue par le pouvoir ? « Nous sommes une association, au statut proche de celui des associations régies par la loi de 1901 en France, nous sommes enregistrés au ministère de l’Intérieur, nos activités et nos membres sont connus de l’État, et on travaille sans problème. S’il est vrai que le parti [islamiste] d’Erbakan [qui fut Premier ministre en 1996-1997] nous manifestait une certaine hostilité en nous soupçonnant de tremper dans un supposé complot judéo-chrétien, ce n’est plus le cas aujourd’hui. Comme on dit, “la tête qui met la couronne devient plus intelligente” », souffle Remzi Sanver, qui veut, au contraire, voir dans la maçonnerie qu’il dirige un prolongement de l’influence diplomatique turque. Une sorte de soft power de l’intelligence, qui célébrerait les progrès de la Turquie moderne comme les organismes patronaux exaltent ses prouesses économiques, le Croissant-Rouge ses valeurs de piété, Turkish Airlines le quadrillage aérien de la planète ou les séries télévisées les splendeurs de l’empire ottoman.

Si les loges ne travaillent pas avec les organismes gouvernementaux ou paragouvernementaux, nul doute que la franc-maçonnerie fait partie de cette large palette d’acteurs qui se fixent pour ambition de faire entendre la voix de la Turquie dans le monde, de pénétrer l’imaginaire des peuples et de faire d’Ankara l’un des leaders du « Sud global ».

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