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La Tribune, le 22/08/2015
Par Propos recueillis par Sarah Belhadi
Après l’échec du parti de Recep Tayyip ErdoÄŸan aux dernières législatives, le pays doit désormais faire face à une instabilité politique. Cette situation pèse sur la monnaie nationale, et dissuade les investisseurs étrangers, souligne Sylvain Bellefontaine, économiste à la BNP Paribas et spécialiste de la Turquie.
La Tribune : depuis début 2015, la devise nationale turque (turkish lira ou TL) poursuit sa descente face au dollar, et bat un nouveau record de faiblesse : trois TL pour un dollar. Quelles sont les perspectives pour les prochains mois ?
Sylvain Bellefontaine : La monnaie turque a perdu plus de 20% par rapport au dollar depuis janvier, et 15% par rapport à l’euro. Depuis les élections législatives du 7 juin, la livre turque a cédé près de 9% par rapport au panier euro-dollar. Et la chute s’est accélérée ces derniers jours sur fond d’exacerbation de la crise politique et sécuritaire ainsi que de dévaluation du yuan chinois.
Ce contexte nous conduit a réviser à la hausse nos prévisions du taux de change dollar/livre turque. En juin, nous avions prévu un taux de 2,85 par rapport au dollar pour fin 2015, mais à ce jour, il a déjà été atteint. On pourrait donc avoir un taux de change de 3,20 à la fin de l’année, soit une dépréciation proche des 30% sur l’année par rapport au dollar.
Pourtant, lors de la dernière réunion du mardi 19 août, la Banque centrale de Turquie a décidé de maintenir ses taux d’intérêts au même niveau…
Oui, mais une réunion exceptionnelle n’est pas à exclure si la devise continue de dévisser dans les prochains jours sachant que le taux de change effectif réel est p^roche du seuil auquel la banque centrale a réagi par le passé, en 2011, et début 2014. La Turquie risque d’être impactée par une hausse des taux par la Réserve fédérale américaine (FED). Malgré l’amélioration continue des conditions du marché du travail aux Etats-Unis, nous pensons que cette décision devrait intervenir seulement au cours du quatrième trimestre compte tenu de la faiblesse persistante de l’inflation.
La Banque centrale turque réagira très certainement à cette annonce en augmentant son taux de refinancement (taux repo à une semaine), actuellement à 7,5%.
Dans un contexte de fortes pressions inflationnistes accentuées par la dépréciation de la livre, la politique monétaire demeure accommodante et nous estimons que le taux moyen de refinancement de la banque centrale devrait être supérieur à 10% contre 8,5% actuellement. Actuellement, les services de la banque centrale planchent sur la simplification du cadre et des outils de politique monétaire : le taux directeur rehaussé devrait redevenir le taux de référence, apportant la visibilité et la transparence requise par les marchés.
Il y a encore quelques semaines, le gouvernement avançait une prévision de croissance à 4% pour 2015. Cet objectif est-il raisonnable ?
Pour 2015, nous tablons sur une croissance a 2,2%. En ce qui concerne 2016, nous avons revu nos estimations à la baisse. Il y a deux ou trois mois, on envisageait 4% de croissance, aujourd’hui, on pense que l’on sera plus à 3,2%. Mais la croissance du premier trimestre, de 2,3% en glissement annuel, a plutôt été une bonne surprise pour les observateurs.
Qu’est ce qui justifie cette « surprise »?
Globalement, on constate que l’économie turque est plutôt résiliente. Depuis la crise de 2000-2001, le pays a une forte capacité de rebond. La Turquie possède une classe moyenne relativement développée et même si le crédit privé a ralenti ces dernières années, il est toujours en positif. Le chômage a légèrement baissé sur les premiers mois de l’année (0,5 points entre avril et mai, à 9,3% de la population active selon l’institut turc des statistiques). De plus, la production industrielle se porte bien malgré des exportations à la baisse au premier trimestre ( de l’ordre de 8% en volume). Ce recul est lié à des marchés à l’export en mauvaise posture.
Mais, le secteur de la construction commence à patiner. Les prix de l’immobilier augmentent deux fois plus vite que les salaires, les « business models » sont souvent opaques dans le secteur, ce qui laisse présager la formation prochaine d’une bulle immobilière. Cette crainte a d’ailleurs été mentionnée il y a quelques mois par Ali Babacan, le vice-président en charge des affaires économiques, très écouté par les marchés financiers.
Et la facture énergétique de la Turquie pèse beaucoup sur le déficit extérieur bien que le pays cherche à mettre en place une diversification des énergies pour diminuer sa dépendance aux pays extérieurs. Bien que la baisse des prix du pétrole soit favorable au pays, le dossier énergétique reste une épine dans l’économie turque et dans ses comptes extérieurs.
La Turquie fait-elle désormais partie, selon l’expression de Morgan Stanley, des « Cinq Fragiles » ?
La Turquie a toujours été un pays à risques. Jusqu’à présent, Istanbul avait opté pour une politique éco-libérale pro-marché tout en cultivant une certaine ambivalence avec un conservatisme social. Au pouvoir depuis 2002, l’AKP (parti islamo-conservateur) de ErdoÄŸan renvoyait l’image d’une stabilité politique. Mais depuis 2011, on assiste a un durcissement du contexte avec un président de plus en plus autoritaire. La situation politique s’est nettement détériorée depuis les manifestations du parc Gezi en juin 2013 Istanbul, qui dénonçaient cette dérive.
Nous avons clairement un problème de confiance des investisseurs étrangers. Jusqu’à cette date, on observait une stabilité de la livre turque. Depuis, la Turquie assiste a une succession d’événements négatifs. La relative neutralité du pays a volé en éclats. Dans sa guerre contre le terrorisme, on a l’impression que Istanbul dépense plus d’énergie à attaquer les rebelles kurdes du PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan) qu’à combattre Daech à la frontière turco-syrienne. ErdoÄŸan s’est lancé dans un processus de la terreur pour regagner les élections de novembre. Et c’est tout ce contexte qui contribue à la dépréciation de la devise et au ralentissement de l’économie.
Depuis, les investissements directs étrangers reculent aussi …
Au milieu des années 2000, les investissements directs à l’étranger (IDE) ont connu une nette progression atteignant 20 milliards par an, attirés par l’amélioration du climat des affaires en Turquie. Mais ces dernières années, ils ont été divisés par deux par rapport au potentiel du pays. L’Europe, premier investisseur direct en Turquie est en recul en raison du contexte économique. Mais la détérioration de l’environnement des affaires a joué aussi négativement.
Les IDE couvrent désormais moins de 20% du substantiel déficit de la balance des paiements courants. La Turquie est donc très dépendante des flux de capitaux plus volatils et générateurs de dette, dont les sorties nettes ont atteint 5,5 milliards de dollars depuis le début de l’année et 2 milliards de dollars depuis les dernières élections.
Le contexte politique actuel est-il en train d’aggraver la situation ?
Il y a un ensemble de facteurs négatifs. L’inflation (6,8% en juillet) mine le pouvoir d’achat, la confiance des ménages et entreprises est écornée. La croissance est donc au ralenti. Il y a un stress collectif compte-tenu du contexte : coups de buttoir aux libertés individuelles, dérive autoritaire de ErdoÄŸan qui cherche a présidentialiser le régime. Et l’insécurité affecte le tourisme qui pèse 30 milliards de dollars, soit 3% du PIB. (ndlr : au cours du deuxième trimestre, l’Institut turc de la statistique rapporte que la baisse des revenus touristiques a atteint 13,8%).
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