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Les Echos, le 26/01/2018
Dominique Moïsi / Chroniqueur – Conseiller spécial à l’Institut Montaigne
L’entrée en guerre de l’armée turque contre les forces kurdes à la frontière nord de la Syrie met les Etats-Unis en porte-à -faux. Faut-il soutenir leurs meilleurs alliés contre Daech ou les sacrifier pour préserver la relation avec une Turquie membre de l’Otan ? Un dilemme qui sert la Russie.
Dans son livre, « La Grande Stratégie de l’Empire byzantin », le géopoliticien américain, Edward Luttwak expliquait la longévité de Byzance par les qualités de sa diplomatie. En mettant l’accent sur la persuasion plus que sur la contrainte, l’Empire d’Orient, écrivait-il, connut une durée de vie de plus de huit siècles : deux fois plus longue que celle de l’Empire romain.
Mais de « byzantinisme » on ne saurait discuter lorsque l’ennemi est aux portes. C’est semble-t-il l’attitude adoptée par les acteurs du conflit syrien la semaine dernière avec l’entrée en guerre de l’armée turque contre les forces kurdes à la frontière nord de la Syrie.
Escalade armée
Si le mot de « byzantin » revient naturellement à l’esprit dans le contexte stratégique actuel, il ne fait pas tant référence en effet à la sophistication, qu’à l’inextricable complexité d’une situation qui semble échapper non seulement au contrôle mais même à la compréhension de ses multiples acteurs, à commencer par la Turquie et les Etats-Unis.
Les deux membres de l’Otan se trouvent désormais confrontés au risque bien réel d’une escalade armée entre leurs troupes respectives, tout cela sous les yeux gourmands d’une Russie qui n’en attendait pas tant. Dans une partie du monde où plus qu’ailleurs peut-être, contrôle du territoire et pouvoir sont synonymes, la religion de la terre l’emporte en dépit des apparences sur toute autre forme de spiritualité ou de loyauté.
Ambitions turques
Héritière d’un grand empire, qui constitue pour elle une source de fierté tout autant qu’une inquiétude identitaire – comment puis-je me hisser au niveau qui fut celui de mes ancêtres – la Turquie est obsédée par la question kurde. Depuis qu’elle a renoncé à se rapprocher de l’Europe – « nous », c’est-à -dire l’Union européenne, avons beaucoup contribué à cette redirection des priorités turques – la Turquie est redevenue toujours plus moyen-orientale. Animée par un rêve néo-ottoman d’influence sur son voisinage, elle n’a pas atteint ses ambitions en dépit des espoirs suscités par les « printemps arabes ». Une raison supplémentaire pour la Turquie de se sentir menacée par la création à ses frontières d’une enclave autonome kurde, dont les combattants ont des liens étroits avec le PKK (le Parti des travailleurs du Kurdistan), auteur de nombreux attentats sur le territoire turc.
La carte du nationalisme
Pour comprendre la réaction d’Ankara, il convient bien évidemment de mettre aussi l’accent sur les calculs de politique intérieure d’un régime qui joue avec succès la carte du nationalisme. Une série télévisée « Mehmetçik Kut’ül Amare », qui revient sur un épisode glorieux de la guerre contre les Britanniques dans le contexte de la Première Guerre mondiale a fait un triomphe d’audience la semaine dernière. Plus la tension militaire monte, plus la popularité d’Erdogan est grande. Certains commentateurs politiques n’excluent pas des élections anticipées qui consolideraient le pouvoir, tout autant qu’a pu le faire le coup d’Etat avorté de Juillet 2016. Avec le risque bien sûr que l’inverse ne se produise et qu’une « non-victoire » – des pertes significatives, des résultats incertains sur le terrain – ne produise l’effet inverse. Les régimes autoritaires sont plus vulnérables aux aventures militaires qui se terminent mal, que ne peuvent l’être les régimes démocratiques.
Troisième voie
Si la Turquie a une stratégie claire, tout aussi défensive qu’offensive, que dire des Etats-Unis ? Y a-t-il une ou des visions, celle des militaires, fidèles à leurs compagnons d’armes sur le terrain, celle des politiques et des diplomates, plus cynique ou plus réaliste, qui sont prêts à sacrifier les Kurdes au nom de la nécessité absolue de préserver la relation avec la Turquie au sein de l’Alliance atlantique ? Entre des « alliés » au sens juridique du terme – même s’ils sont distants et de plus en plus difficiles – et des « partenaires » courageux et loyaux qui n’ont pas hésité à payer le prix du sang dans la lutte contre Daech, qui choisir ? Existe-t-il une troisième voie, qui consisterait à rassurer les Turcs sans abandonner les Kurdes ?
Une carte d’autant plus difficile à jouer que les Kurdes se sachant indispensables dans la lutte contre Daech ont avancé leurs pions et se sont taillé un territoire autonome à la frontière nord de la Syrie.
Poutine marque des points
La Russie de Poutine ne peut que se réjouir de l’escalade brutale de la tension entre ces deux membres de l’Otan : une première à ce niveau de risques dans l’histoire de l’Alliance. Des soldats américains qui tuent ou sont tués par des soldats turcs, cela ferait désordre. Une fois de plus Moscou aurait eu peu à faire, pour marquer des points sur la scène internationale. Après avoir été le symbole de la passivité, et des divisions des démocraties occidentales, la Syrie deviendrait le théâtre de l’affrontement entre deux membres de l’Otan.
La Russie de Poutine ne peut que se réjouir de l’escalade brutale de la tension
entre ces deux membres de l’Otan
Il est difficile de trouver un modèle plus parfait de « compétitions de cynismes » que la situation actuelle en Syrie. Les Turcs brandissent la carte du nationalisme défensif pour renforcer l’emprise du régime sur la nation. Les Etats-Unis sont prêts à sacrifier allègrement leurs meilleurs partenaires d’hier sur l’autel de la raison d’Etat. Plus de Daech, plus besoin des combattants kurdes. La Russie « gagne » sur tous les tableaux, bénéficiaire de sa prise de risques initiale et des divisions de ses adversaires. Les populations civiles prises au piège de cette sanglante partie d’échecs, ne sont plus des victimes collatérales mais principales. Le sang, loin d’arrêter le sang de couler, contribue à détourner les regards et à atténuer les sensibilités. Ce n’est pas le sort d’un village kurde ou turc qui va changer les choses. Les considérations humanitaires sont devenues les grandes victimes de ces « jeux byzantins ». Un diplomate, passé dans les « services », me confiait récemment que sa croyance en l’homme ne sortait pas renforcée de cette expérience nouvelle pour lui. Les derniers avatars du conflit syrien auraient suffi à « assombrir » son regard.
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