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Le Figaro, le 03/01/2024
Par Alexis Feertchak
Le président Recep Erdogan le 18 décembre 2023. BERNADETT SZABO / REUTERS
Les deux petits navires seront bloqués par Ankara qui, sans surprise, fonde sa décision sur la convention de Montreux, quelques jours après qu’un vraquier a sauté sur une mine en mer Noire.
La petite marine ukrainienne, réduite à quelques frêles embarcations, ne sera pas tout de suite étoffée par l’ajout de deux anciens dragueurs de mines britanniques que Londres avait décidé de lui transférer. Le 2 janvier, la Turquie a annoncé qu’elle bloquerait le passage de ces deux modestes navires en mer Noire qui ne peuvent ainsi rejoindre les ports ukrainiens de l’espace pontique. Même si elle n’est pas surprenante, cette décision turque est une nouvelle illustration de la ligne de crêtes empruntée par Ankara, qui soutient activement Kiev – à l’image des livraisons de drones Bayraktar TB2 au début de la guerre – tout en restant un interlocuteur privilégié de la Russie, à la fois rivale et partenaire.
«Nos alliés concernés ont été dûment informés que les navires dragueurs de mines donnés à l’Ukraine par le Royaume-Uni ne seront pas autorisés à traverser les détroits turcs vers la mer Noire tant que la guerre durera», a déclaré le service de communication de la présidence turque dans un communiqué, se fondant sur une application scrupuleuse et attendue de la Convention de Montreux de 1936. En vertu de ce traité relatif au régime juridique des détroits, la Turquie est la gardienne de la circulation dans les passages étroits et stratégiques du Bosphore et des Dardanelles, qui conditionnent l’accès à la mer Noire. Si, en temps de paix, le passage de navires militaires est soumis à un nombre relativement limité de restrictions, la situation est différente en temps de guerre.
Un vraquier saute sur une mine
Même si la Russie et l’Ukraine ne sont pas formellement en guerre l’une et l’autre, Ankara considère assez logiquement qu’un conflit armé est en cours entre deux pays riverains de la mer Noire et adapte donc depuis le début de l’invasion russe ses restrictions aux conditions prévues en pareil cas par la convention de Montreux. En vertu de son article 19, «en temps de guerre, la Turquie n’étant pas belligérante, (…) il sera interdit aux bâtiments de guerre de toute puissance belligérante de passer à travers les détroits», sauf s’ils doivent regagner «leur port d’attache». «Nous avons décidé d’utiliser la Convention de Montreux de manière à empêcher l’escalade de la crise», avait déclaré Recep Erdogan dès le 28 février 2022. Depuis le 1er mars de cette même année, les bâtiments de guerre ne peuvent plus emprunter les deux détroits stratégiques que borde la Turquie.
Cette impossibilité pour la marine ukrainienne de percevoir les deux anciens dragueurs de la Royal Navy tombe au mauvais moment. Un vraquier battant pavillon panaméen et qui se rendait dans un port ukrainien pour y charger des céréales a explosé sur une mine, ont déclaré jeudi dernier les autorités ukrainiennes, sans préciser la date exacte de l’incident. Le navire n’a pas coulé, mais a dû être remorqué.
En juillet 2023, l’accord russo-ukrainien parrainé par Ankara qui avait permis le maintien des exportations de céréales ukrainiennes via la mer Noire est devenu caduc après son non-renouvellement par Moscou. Depuis, des navires commerciaux parviennent à passer au compte-goutte malgré le blocus naval russe, mais dans des conditions extrêmement précaires dans un espace largement miné par les deux belligérants. Une escorte par des dragueurs de mines faciliterait en théorie les échanges commerciaux depuis et vers l’Ukraine, même s’il serait facile pour la Russie de couler ces cibles militaires peu protégées. Avec la confirmation de la décision turque de bloquer le détroit du Bosphore et des Dardanelles, la question ne se pose plus pour le moment.
En miroir, cette application scrupuleuse de la convention de Montreux pénalise également la flotte russe de la mer Noire qui ne peut plus se déployer en mer Méditerranée, ce qui était pourtant l’un des objectifs stratégiques de Vladimir Poutine depuis plusieurs années. La marine russe peine ainsi à ravitailler le port de Tartous en Syrie, seule base navale russe à l’étranger, même si la Russie emploie désormais des tankers prétendument civils pour pallier le blocage de ses navires de guerre. Un détournement de l’esprit du traité de 1936 sur lequel la Turquie de Recep Erdogan ferme discrètement les yeux pour ménager son voisin russe.
Il n’en est rien pour les deux dragueurs de mines catégorisés comme navires de guerre. C’est en 2021 – donc avant le début de la guerre – que l’Ukraine avait annoncé l’achat de ces deux navires britanniques de classe Sandown – les HMS Grimsby et HMS Shorehal – récemment retirés du service actif au sein de la Royal Navy. Ces modestes bateaux de 600 tonnes, construits respectivement en 1998 et en 2001, ont été pour l’occasion rebaptisés Chernihiv et de Cherkasy, le nom de deux villes ukrainiennes. Mais ils n’ont pu rejoindre la mer Noire avant la guerre, le temps que leurs nouveaux équipages se forment en Écosse.
Dans le sillage de ce partenariat naval, le Royaume-Uni et la Norvège ont annoncé le 11 décembre 2023 le lancement d’une «Coalition pour les capacités maritimes» (Maritime Capability Coalition) visant à renforcer «les moyens maritimes de l’Ukraine sur le long terme» et de «permettre à Kiev de défendre ses eaux territoriales». Une coopération qui se heurte pour l’instant à la Porte turque, laissée fermée.
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