Des centaines de voitures, de camping-cars, d’autobus, de camions de ravitaillement s’entassent sur les bas-côtés de la route, jusque dans les rues du village. On croirait un grand campement nomade. Des tentes ont été installées sur la place de la mairie pour offrir un peu d’ombre aux « marcheurs » dont la plupart reposent à la fraîche, sous les arbres des vergers avoisinants.
Lancée le 15 juin par le Parti républicain du peuple (CHP), la principale force de l’opposition, la Marche pour la justice, sur les 450 kilomètres de la vieille route nationale reliant Ankara à Istanbul, a ses rituels désormais bien rodés. Le mercure dépasse les 40 °C. Le cortège s’est arrêté dès le milieu de la matinée dans la petite bourgade de Serdivan, avant de repartir en fin d’après-midi pour achever les 20 km de l’étape quotidienne. C’est son rythme depuis le début. Les protestataires, quelques milliers et parfois jusqu’à 10 000 les week-ends, ont déjà parcouru les deux tiers du chemin. Le 9 juillet, ils devraient arriver à leur objectif final : la prison Maltepe, à Istanbul, où est incarcéré le député CHP Enis Berberoglu, condamné à vingt-cinq ans de prison pour violation de secret d’Etat. C’est la première grande manifestation depuis le coup d’Etat militaire raté du 15 juillet 2016 et la proclamation de l’état d’urgence qui a entraîné plus de 40 000 arrestations et le limogeage de 150 000 fonctionnaires. Tous les mouvements de contestation de rue ont été implacablement réprimés.
« Marquer le coup »
« Nous voulons briser le mur de la peur », martèle Kemal Kiliçdaroglu, 69 ans, leader du CHP. Tous les jours il est en tête des marcheurs, brandissant une pancarte avec un seul mot : adalet (« justice »). « Je ne suis pas sportif, je n’ai jamais fait de randonnée et je n’aurais imaginé un jour faire une telle marche », explique-t-il dans le mobil-home qui, depuis dix-huit jours, lui sert de quartier général. Au moins une trentaine des 133 députés du parti sont là tous les jours, par roulement. C’est au bord de la route que se tiennent désormais les réunions du groupe parlementaire.
Cette marche, c’est l’idée de Kiliçdaroglu. Tous étaient sous le choc de la lourde condamnation d’Enis Berberoglu, reconnu coupable, malgré l’absence de preuves, d’avoir fourni au quotidien de centre gauche Cumhuriyet – dont 11 journalistes sont incarcérés et l’ex-directeur, Can Dündar, réfugié à Berlin – des documents vidéo montrant les livraisons d’armes par les services secrets turcs à des groupes djihadistes syriens. « Une telle condamnation pour un député est sans précédent. Il fallait marquer le coup et inventer quelque chose de nouveau pour aller à la rencontre de cette majorité de Turcs qui ne veulent plus du pouvoir d’un seul homme », explique Zeynel Emre, un des députés CHP d’Istanbul. Accueillie au début avec indifférence, la marche désormais soutenue par tous les partis d’opposition, nombre d’ONG, des artistes et des écrivains, semble en passe de réunir une opposition à la recherche d’un second souffle.
« Appeler les gens à descendre dans la rue n’est bon ni pour eux ni pour le pays », a menacé le président, Recep Tayyip Erdogan, au début du mouvement. Puis il s’est montré méprisant ou ironique : « S’ils peuvent continuer à marcher, c’est parce que notre gouvernement se montre tolérant à leur égard. » Des policiers et des gendarmes accompagnent la marche pour éviter tout incident avec les partisans du Parti de la justice et du développement (AKP), la formation du président. Avec le succès du mouvement, M. Erdogan a durci le ton depuis. « En manifestant pour protéger les terroristes et ceux qui les soutiennent, vous ne pourrez convaincre personne que votre objectif est la justice », a lancé le chef de l’Etat le 1er juillet. « Sa colère contre nous est la preuve que nous avons raison », a rétorqué Kemal Kiliçdaroglu.
Le cortège s’étire selon les jours sur un ou deux kilomètres. « Manifester est un droit constitutionnel », clame Erdal, informaticien à Izmit, gros centre industriel près d’Istanbul. Erdal a pris une semaine de vacances pour la dernière partie de la marche. Certains viennent en famille juste pour une journée. D’autres sont là depuis le début, prenant leur douche chez l’habitant, dormant dans de grands campements, avançant sous la pluie les premiers jours puis sous une chaleur de plus en plus écrasante.
Personnalités et artistes
« C’est peut-être trop tard, mais il faut bien commencer à réagir », soupire Mesut, qui, comme une bonne partie du peuple de gauche turc, regrette que le CHP n’ait pas mobilisé ses militants pour contester les résultats du référendum du 16 avril, élargissant encore les pouvoirs présidentiels, entachés par de graves irrégularités reconnues par les observateurs internationaux. Le CHP s’était aussi contenté de simples protestations verbales après les arrestations d’une douzaine de députés du Parti démocratique des peuples (HDP, prokurde).
Volontiers critiqué pour son absence de charisme, même si tous reconnaissent le sérieux des convictions de ce Kurde alévi (secte progressiste issue du chiisme), Kemal Kiliçdaroglu gagne une nouvelle stature. Le thème de l’autocratie est plus mobilisateur que jamais dans une Turquie sous état d’urgence. « Il y a des juges, il y a des tribunaux, mais il n’y a plus de justice au sens d’une justice indépendante, crédible et équitable », clame Ilhan Cihaner, ancien procureur à Erzincan (est). En 2010, il avait été emprisonné quelques mois parce qu’il enquêtait sur les infiltrations des confréries islamistes au sein de la magistrature.