Le gouvernement grec a passé les fêtes de fin d’année à scruter les moindres faits et gestes géostratégiques d’Ankara. Depuis la chute du dictateur syrien Bachar el-Assad, la Turquie joue un rôle prédominant dans la reconstruction de Damas, « en tissant des partenariats stratégiques, commerciaux, militaires et énergétiques avec Ahmad al-Charaa, le leader des islamistes de Hayat Tahrir al-Cham (HTC) , qui est le nouvel homme fort de Syrie », observe par exemple Konstantinos Filis, directeur de l’Institut des relations internationales d’Athènes.
Un point crispe particulièrement la Grèce et Chypre : Abdulkadir Uraloglu, ministre turc des Transports, a annoncé à la chaîne de télévision turque TRT le projet du gouvernement de « conclure rapidement un accord de délimitation maritime avec l’administration syrienne ». Une feuille de route a même été détaillée par l’ancien amiral Jihat Yayji, selon laquelle la Turquie voudrait « définir une zone économique exclusive (ZEE) avec la Syrie sur le modèle de l’accord avec la Libye ». Le tracé de la ZEE entre la Turquie et l’ancien gouvernement d’Union nationale (GNA) de Tripoli, décidé le 27 novembre 2019, étend la souveraineté de la Turquie sur une large partie de la Méditerranée orientale, enrobant ainsi le plateau continental de plusieurs îles grecques, dont la Crète.
Largement dénoncé comme illégal par la Grèce auprès des organisations internationales dont l’ONU, il a été suivi d’un accord de prospection d’hydrocarbures en 2022 entre les deux signataires, au grand dam d’Athènes. Échaudée par ce précédent, Athènes voit cette nouvelle ambition avec méfiance et inquiétude. « Les premières estimations affirment que ce serait cette fois l’occasion pour Ankara de grignoter une partie du territoire maritime chypriote que la Turquie convoite depuis des décennies », renchérit Konstantinos Filis.
Les fonds marins méditerranéens regorgent d’hydrocarbures. C’est donc une bataille stratégique et hautement diplomatique qui se joue dans la région pour contrôler ces fonds marins et les exploiter. Mais ce n’est pas tout : « Si la Turquie travaille très méthodiquement pour pouvoir exploiter les ressources naturelles de Méditerranée orientale, c’est qu’elle veut ainsi avoir un contrôle des voies maritimes. En signant des accords sur leurs délimitations, aussi illégaux soient-ils, elle développe une puissance militaire », explique Georges Prévélakis, professeur émérite de géopolitique à l’université Panthéon-Sorbonne.
«Poker menteur»
Les experts s’accordent à dire que ces développements pourraient jeter un nouveau froid dans les relations gréco-turques, pourtant en nette amélioration depuis seize mois après des années de tensions. Les pourparlers de paix ont permis d’apaiser un peu les tensions entre Athènes et Ankara. « Il n’y a pas eu de violation d’espaces aérien ou maritime grecs ces derniers mois de la part de la Turquie et la visite du premier ministre grec, Kyriakos Mitsotakis, à Ankara début février, devait marquer une nouvelle étape dans ce rapprochement », reprend Konstantinos Filis.
Mais Kyriakos Mitsotakis acceptera-t-il de continuer ces pourparlers de paix si la Turquie avance sur un accord de ZEE avec Damas sans respecter la souveraineté maritime grecque et chypriote ? D’autant que le 7 janvier, la Turquie doit lancer pour la première fois un exercice aéronautique d’ampleur en mer Égée… Nommée « Patrie bleue », cette démonstration de force comprendra une armada de quelque 100 navires dont 7 sous-marins et 31 avions, 17 hélicoptères, 28 drones.
Dans ce poker menteur avec la Turquie, la Grèce préfère jouer la stratégie. Elle a opté pour un billard à trois bandes avec Israël et Chypre, en plus d’une convergence d’intérêts avec la France qui suit aussi les développements en Syrie de près
Georges Prévélakis, professeur émérite de géopolitique à l’université Panthéon-Sorbonne