Le Parisien, le 23/12/2016
Jean-François Pérouse est directeur de l’Institut français des études anatoliennes (Ifea).
Installé à Istanbul depuis seize ans, Jean-François Pérouse est l’un des meilleurs spécialistes de la Turquie contemporaine. Il est notamment l’auteur, avec le journaliste Nicolas Cheviron, d’une biographie remarquée du président Erdogan.*
L’Union européenne et la Turquie sont-elles condamnées à s’éloigner l’une de l’autre ?
Jean-François pérouse. On ne peut pas faire sans un pays de bientôt 100 millions d’habitants. S’en couper serait suicidaire. La Turquie est un pays carrefour, qui réalise toujours 60 % de son commerce avec l’Europe. Cinq millions de Turcs y vivent et les dirigeants de l’AKP au pouvoir sont les premiers à s’y rendre en vacances. L’armée turque reste arrimée à l’Otan, mais la Turquie réclame maintenant une place conforme à l’importance qui est la sienne. A l’inverse, nous persistons à la traiter avec condescendance.
La manière dont l’opposition y est réduite au silence n’est-elle pas inquiétante ?
La mise au ban d’une partie des citoyens, même si l’on peut espérer qu’elle ne soit pas définitive, entraîne de sérieux dégâts et empêche des secteurs entiers de fonctionner. Il y a une logique générale de suspicion, et désormais une criminalisation de la contestation. Celle-ci n’est pas du seul fait d’un président qui veut se maintenir au pouvoir. Les chaos syriens et irakiens y sont aussi pour beaucoup. Ils ont notamment entraîné l’arrêt du processus de négociation avec la rébellion kurde.
Comment renouer le dialogue ?
En évitant les invectives, la stigmatisation et la caricature. La Turquie en a marre d’être réduite à l’islam. Nous ne cessons d’y rechercher le conflit entre laïcs et religieux, alors que la ligne de fracture n’est pas là . Il faut arrêter de croire que le Turc n’est pas solvable dans l’européanité. N’accordons pas non plus trop de crédit aux crises d’humeurs du président Erdogan. Tout cela a quelque chose de l’ordre du passionnel, comme un amour déçu.
Jusqu’où peuvent aller l’AKP et son président ?
Il y a actuellement en Turquie un besoin d’ordre entretenu par les violences et les menaces. L’opinion soutiendra le pouvoir tant qu’il lui assurera la stabilité. Mais la fragilité économique risque de l’éroder. Le paradoxe, c’est que l’AKP a accompagné l’ouverture du pays sur le monde. Il ne peut pas se renier. La société turque a trop mûri pour faire marche arrière.
* «Erdogan, nouveau père de la Turquie ?», Ed. François Bourin, 427 pages, 26€.
VIDEO. Turquie : «Nous n’avons pas besoin de faire taire l’opposition»
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