«J’ai sauvé mon entreprise grâce à elles»: la fièvre des cryptomonnaies s’est emparée de la Turquie

Le Figaro, le 17/10/2024

Par Clara Galtier

Envoyée spéciale à Istanbul

À Istanbul, les agents de change proposent aux citoyens d’investir dans le bitcoin ou dans d’autres monnaies virtuelles pour les protéger de l’inflation et des dévaluations monétaires.  Bloomberg / Bloomberg via Getty Images

REPORTAGE – Véritable plan de secours face à l’hyperinflation et aux dépréciations monétaires, ces actifs numériques deviennent très populaires dans les pays en crise comme l’Argentine ou le Nigeria.

Le pays est en outre le plus grand marché de stablecoins au monde rapporté à son PIB. « Les achats de stablecoins avec la livre turque sont étroitement corrélés aux taux d’inflation Â», souligne Chainalysis. En mars 2024, on observe un pic soudain du volume de trading de ces monnaies, qui coïncide avec une nouvelle accélération de l’inflation.

« Cela reflète une tendance plus large que nous avons observée au fils des ans dans les régions à instabilité monétaire Â» et à faible couverture bancaire, rapporte l’étude. « Le bitcoin est vu comme une couverture contre l’inflation ou l’instabilité géopolitique Â», précise un dirigeant du gestionnaire de fonds BlackRock, cité par Chainalysis. Pour ces différentes raisons, des pays, notamment en Asie (Inde) et en Afrique (Nigeria), ont connu une adoption dynamique des cryptomonnaies.

En Turquie, beaucoup de citoyens utilisent en outre les cryptos non seulement pour préserver la valeur de leurs avoirs mais aussi pour l’augmenter. Certains investissent dans des actifs très volatils comme le bitcoin ou l’ethereum, les deux monnaies numériques les plus valorisées, et les conservent sur le long terme en espérant que leur bas de laine électronique s’étoffera. Le bitcoin est souvent comparé à de l’or virtuel car il devient un actif refuge dans le monde.

Perte de confiance dans la livre turque

De nombreux professionnels turcs se sont tournés aussi vers les cryptomonnaies pour maintenir leur activité à flot. « J’ai sauvé mon cabinet uniquement grâce à ça, témoigne Mert Tavel, avocat dans le centre d’Istanbul. Ici, tout le monde a peur de garder de l’argent dans les banques, car nous avons perdu toute confiance dans la monnaie nationale. Alors on cherche des alternatives. Avec l’inflation, tout a augmenté : les charges, le loyer… Résultat, je n’avais plus aucune trésorerie. Â» 

Passé de néophyte à expert, Mert Tavel a mis en place une intelligence artificielle automatisée qui surveille les marchés, analyse les données de prix puis exécute des transactions en fonction de stratégies prédéfinies. Elle achète des altcoins – comprendre toute autre monnaie que le bitcoin – lorsque leur prix est bas et vend lorsque le prix est élevé. « J’avais programmé un ordre de rendement de 4 % par mois, précise le juriste, mais plusieurs fois nous avons eu 50 % de gains. Â» Une stratégie payante, juste avant l’effondrement du marché en 2022 (le bitcoin a vu sa valeur baisser de près de 75 %). « J’avais déjà tellement gagné que les pertes ont été limitées Â», souligne Mert Tavel.

Face au niveau de transactions atteint dans le pays, les autorités turques cherchent de plus en plus à encadrer le secteur. Depuis avril 2021, la banque centrale a interdit l’utilisation de ces devises virtuelles comme moyen de paiement pour les biens et les services mais a laissé la porte ouverte aux investissements. Certaines agences immobilières permettent par exemple d’acquérir du foncier en cryptos. Signe d’une récente dynamique, à l’été 2024, quarante-sept nouvelles demandes de licences ont été déposées suite à l’introduction de réglementations en juillet. Les plateformes de trading doivent se conformer aux règles de lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme et s’enregistrer auprès des autorités financières.

Ces applications, ludiques, permettent l’achat et l’échange de cryptoactifs, ce qui a facilité leur accès pour une grande partie de la population majoritairement jeune et urbaine, avec une appétence pour les nouvelles technologies (40 % de la population en Turquie a moins de 30 ans). Selon les projections de Chainalysis, 26,2 millions de citoyens échangeront des cryptos d’ici 2025, sur une population de 85 millions de personnes.

Envoyer des fonds à l’étranger

En 2024, la capitalisation boursière mondiale des cryptomonnaies a dépassé les 1 000 milliards de dollars. À l’instar de la Turquie, d’autres pays en crise figurent parmi les plus grands adeptes des cryptos. En Amérique latine, le Venezuela est un exemple notable. L’inflation, hors de contrôle, pousse les citoyens à se tourner massivement vers les cryptomonnaies pour échapper à la dévaluation constante du bolivar. 

La population les utilise de plus en plus pour épargner mais aussi afin de régler des biens de consommation courants et même envoyer des fonds à l’étranger. Les transferts d’argent sont beaucoup moins coûteux en cryptos et quasiment instantanés. En Argentine, qui a eu un temps l’inflation la plus élevée au monde, les restrictions d’achat de devises étrangères compliquent la vie des citoyens qui sont nombreux, eux aussi, à se tourner vers les actifs numériques pour y échapper.

La Turquie, quant à elle, peine toujours à maîtriser l’inflation et reste très vulnérable aux chocs extérieurs qui mettent sous pression ses réserves de change. Signe que les cryptomonnaies s’installent, et dans le souci de ne pas déstabiliser le système financier, le gouvernement a récemment abandonné ses projets de taxation des bénéfices issus des transactions des cryptoactifs.

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