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Libération, le 27/02/2028
par Anne-Sophie Faivre Le Cadre, correspondante à Istanbul
Analyse
La Turquie a reconnu dimanche « l’état de guerre » en Ukraine, ce qui l’autorise à bloquer le transit des navires de guerre. Un choix périlleux pour Ankara, économiquement dépendant de la Russie.
Samedi, le président ukrainien avait fait monter d’un cran la pression diplomatique pesant sur la Turquie en publiant, sur son compte Twitter, des remerciements anticipés adressés au président Erdogan. «L’interdiction du passage des navires de guerre russes vers la mer Noire et un important soutien militaire et humanitaire aux Ukrainiens sont extrêmement importants aujourd’hui. Le peuple de l’Ukraine ne l’oubliera jamais», écrivait, en anglais, Volodymyr Zelensky. Le message a suscité malaise et embarras à Ankara, car rien n’indiquait, alors, qu’une telle décision avait été prise du côté turc. «Ce message doit être compris comme une prière, mais n’est pas représentatif de la situation à l’heure qu’il est», tentait de désamorcer un officiel turc auprès de Libération.
Vingt-quatre heures plus tard, Ankara a finalement tranché. La Turquie a reconnu dimanche «l’état de guerre» entre la Russie et l’Ukraine ce qui l’autorise, en vertu de la Convention de Montreux, à limiter l’accès des deux belligérants au détroit des Dardanelles, qui ouvre vers la Mer Noire. «La situation en Ukraine a tourné à la guerre. La Turquie va mettre en œuvre, dans la transparence, toutes les dispositions de la Convention de Montreux», a explicitement indiqué le ministre turc des Affaires étrangères, Mevlüt Casuvoglu, dans un entretien à la chaîne CNN-Turquie.
Nations «ennemies»
Ce traité, signé en 1936, garantit la libre circulation des navires marchands en temps de paix et accorde à Ankara le droit de bloquer les navires de guerre en cas de conflit, notamment si la Turquie elle-même est menacée et sauf si ces navires doivent regagner leurs bases. Conformément à l’article 19 du texte, la Turquie est en droit de fermer le détroit au passage des navires de guerre des Etats belligérants en temps de guerre. Elle pourrait également faire valoir qu’elle se sent menacée par la perspective d’une guerre. Dans ce cas, l’article 21 s’applique et stipule que «le passage des navires de guerre est laissé à l’entière discrétion du gouvernement turc».
Une décision compliquée pour Recep Tayyip Erdogan, en raison de la dépendance économique d’Ankara vis-à -vis de Moscou. «L’économie turque se trouve dans un véritable marasme, et le respect des sanctions de l’UE et des Etats-Unis ne sera pas viable pour le gouvernement», expliquait à Libération le chercheur Kemal Kirisci, spécialiste de la Turquie à la Brookings Institution, établie à Washington. «En outre, Poutine a ouvertement déclaré qu’il traiterait tous les pays qui adhèrent aux sanctions comme des nations «ennemies», dit-il. Je ne serais pas surpris qu’il ait pensé à la Turquie en disant cela. La Turquie va donc devoir faire preuve de prudence et adopter une approche aussi équilibrée que possible, tout en soutenant l’Ukraine, au moins sur le plan rhétorique.»
Partenaire incontournable
Enrouée par une crise économique sans précédent et une dérive autoritaire dénoncée de toutes parts, la Turquie espérait jouer une nouvelle partition à la faveur de la crise ukrainienne, en s’imposant comme un partenaire incontournable dans la région. «Jusqu’à présent, la Turquie avait réussi à démontrer sa neutralité. Elle craint de prendre parti dans cette guerre. Or, fermer les détroits représenterait une prise de position claire. La Russie pourrait alors répondre en bombardant Idlib, ce qui charrierait deux millions de réfugiés syriens supplémentaires en Turquie», indique à Libération le chercheur Bayram Balci, directeur de l’Institut français des études anatoliennes.
En menaçant d’empêcher le transit des navires de guerre russe, la Turquie, membre de l’Otan souvent critiquée pour son flirt avec Moscou, rappelle finalement son allégeance – et son poids dans l’Alliance. La crise ukrainienne pourrait-elle, in fine, se révéler être une opportunité pour la politique étrangère turque ? «L’Occident réalise à quel point il est important d’avoir la Turquie à ses côtés si l’on veut dissuader Poutine et, si la dissuasion échoue, défendre l’Otan contre la Russie, indique Kemal KiriÅŸci. A long terme, cela pourrait être bénéfique pour la Turquie. Mais dans l’avenir immédiat, la Turquie, après l’Ukraine, pourrait être le pays qui souffrira le plus de cette agression russe.»
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