Langue de la modernisation de l’Empire ottoman, le français est une langue de culture en Turquie. La francophonie est célébrée durant tout le mois de mars à Istanbul

Ekin Turan a suivi tout son cursus scolaire en français, de la maternelle à la terminale, en plein cœur d’Istanbul. Il manie aujourd’hui le français comme le turc. Comme lui, mille jeunes Turcs passent un équivalent du bac chaque année en Turquie et près de 15 000 élèves turcs sont inscrits dans des établissements francophones. Avec sept lycées francophones, Istanbul tient une place privilégiée dans ce paysage (voir encadré).Cette année, élèves et enseignants n’ont pas seulement fêté la Journée internationale de la francophonie, mardi 20 mars. Tout le mois est consacré à des activités linguistiques et culturelles en français, dans plusieurs établissements. Ainsi, trois lycées, Saint-Michel, Sainte-Pulchérie et Saint-Joseph, accueillent des écrivains francophones en résidence.  

Mathieu Larnaudie au lycée Saint Joseph
Mathieu Larnaudie au lycée Saint Joseph – Crédit photo : Stéphanie Fontenoy
 

Le romancier Mathieu Larnaudie, originaire du Sud-Ouest et publié chez Actes Sud, anime pour la seconde fois des ateliers d’écriture avec des élèves turcs. Un travail sur la mémoire est au centre de l’exercice. L’auteur français a demandé aux élèves de retrouver des anciens du lycée pour enregistrer et filmer leurs souvenirs de l’établissement. Les élèves doivent en tirer un texte de création d’une quinzaine de lignes.

Un lycée fondé en 1870

Avec son beau corps de bâtiment classique, son jardin exotique et la silhouette de Saint-Joseph devant l’entrée, ce lycée privé a une longue histoire qui remonte à sa création en 1870, sous l’Empire ottoman, par des religieux français : les Frères des écoles chrétiennes, ou lasalliens. « Ce qui me frappe d’abord dans ces grandes institutions scolaires francophones présentes à Istanbul, c’est leur ancienneté. Elles ont près de 150 ans. Ce sont des lieux d’enseignement mais aussi des lieux de mémoire », explique l’écrivain à Istanbul.Des liens anciens attachent la langue de Molière à la Turquie. On peut d’ailleurs être surpris, en débarquant dans le pays, de constater le nombre de mots de français (environ 5 000) dans la langue turque, de « küafor » à « ambulans », en passant par « abajur » et « doktör ».

« Le français a joué un rôle prépondérant dans la modernisation de l’Empire ottoman »
À la fin de l’Empire ottoman, le Français était la langue de travail de la diplomatie, des institutions financières et même des chemins de fer. Cette langue a joué un rôle prépondérant dans la modernisation de l’Empire. Mustafa Kemal, dit « Atatürk », grand réformateur et fondateur de la République turque en 1923, était lui-même francophile. Le français devient ainsi, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, la langue de l’élite sur le territoire. C’est toujours vrai aujourd’hui.Alors que la Turquie traverse une période d’instabilité politique faite de tensions entre islamo-conservateurs et républicains-démocrates, la langue de Voltaire représente une valeur refuge pour les partisans de la liberté de pensée. C’est pour perpétuer ce lien unique que la Française Judith Mayer, ancienne enseignante en Turquie, organise pour la sixième fois des résidences d’auteurs et ateliers d’écriture en classe. Ces jours-ci, la romancière Nathalie Azoulay, prix Médicis 2015 pour « Titus n’aimait pas Bérénice », est l’invitée d’honneur à Istanbul et rencontre les élèves en classe.

« Entretenir un intérêt culturel »

« L’idée est de montrer que la littérature française ne se résume pas à des textes de Victor Hugo ou de Corneille, dans des manuels scolaires. Il s’agit d’entretenir un intérêt culturel et de favoriser l’ouverture sur le monde des élèves. La rencontre avec des auteurs en activité permet de développer l’esprit créatif et critique des jeunes », explique Judith Mayer. Paul Georges, directeur du lycée Saint-Joseph, acquiesce : « Mon envie était de permettre aux élèves d’écrire en français dans un cadre qui ne soit pas purement scolaire, pour bien montrer que la langue qu’ils apprennent est une langue de communication et de culture. »

« Ces institutions francophones vont au-delà de l’éducation linguistique, pour donner une philosophie et des valeurs »

Face à l’hégémonie de l’anglais dans les échanges internationaux, les autorités de l’Hexagone ont pris conscience de l’importance de faire du français la langue de la culture, des arts et de la diversité. La Turque Füsün Turkmen, diplômée du lycée Notre-Dame-de-Sion en 1975, en est l’incarnation : « Ces institutions francophones vont au-delà de l’éducation linguistique, pour vous donner une philosophie et des valeurs. ».Füsun Turkmen a fait une carrière aux Nations unies avant de revenir dans son pays. Aujourd’hui directrice du département de relations internationales de l’Université de Galatasaray, le professeur Turkmen croit énormément au français comme langue d’échange interculturel. Celle-ci travaille actuellement à des rencontres entre les sociétés civiles française et turque. « Il faut que les sociétés puissent se comprendre, dialoguer et avoir des contacts directs. »

L’épicentre Galatasaray

L’Université de Galatasaray est un autre de ces prestigieux lieux d’enseignement francophones à Istanbul. C’est une université publique turque créée dans le cadre d’un accord intergouvernemental entre la France et la Turquie, en 1992. Son campus, le long du Bosphore, compte 5 000 étudiants, parmi les meilleurs de Turquie. « Galatasaray est un instrument de la diplomatie universitaire, un canal de dialogue privilégié entre la France et la Turquie qui permet de travailler sur le fond, d’amortir les aléas du moment, de croire à la pérennité de nos relations », explique son vice-recteur, le Bordelais Alexis Michel.

  « La langue fait tomber les barrières et nous aide à mieux nous connaître »

À l’occasion de la Journée internationale de la femme du 8 mars, le consulat de France à Istanbul a honoré Zümran Ömür, une fabricante de fromages de la région de Kars, reconvertie dans l’éco-tourisme. « Elle est devenue un phénomène sur les réseaux sociaux car, avec les femmes de son village, elle a commencé à apprendre le français », souligne le consul général de France à Istanbul, Bertrand Buchwalter, lui-même parfaitement bilingue. « La langue fait tomber les barrières et nous aide à mieux nous connaître. Le Français est un vrai atout dans ces années décisives pour la Turquie », conclut le représentant de la France à Istanbul.

 

Les écoles ambassadrices de la francophonie

L’école française Pierre-Loti, qui suit les programmes de l’Éducation nationale française, est destinée aux enfants des expatriés français mais est ouverte à toutes les nationalités, de la maternelle à la terminale. Les autres établissements sont de droit turc et offrent une partie des cours en français. Parmi eux, le lycée public Galatasaray ainsi que les cinq « saints », ces anciennes écoles religieuses ouvertes du temps de l’Empire ottoman à la demande de la communauté catholique.

Saint-Joseph, Saint-Benoît, Sainte-Pulchérie, Saint-Michel et Notre-Dame-de-Sion ont rapidement acquis une réputation d’excellence, attirant jusqu’aux enfants des notables ottomans. À la création de la République de Turquie, en 1923, ces écoles sont laïcisées, mais conservent leurs valeurs d’origine d’ouverture d’esprit et de tolérance.

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