Comment traiter avec la Turquie d’Erdogan? La question se pose avec toujours plus d’urgence au lendemain du putsch raté du 15 Juillet, depuis l’entrée en force des troupes turques sur le territoire syrien le 24 Août, et alors que le flot de réfugiés arrivant sur les rivages européens est loin de se tarir.

On peut exprimer les plus grandes réserves à l’encontre de la dérive autoritaire du régime turc. Les arrestations, les purges qui ont suivi la tentative de coup d’Etat, mélangeant semble-t-il Gülenistes et démocrates, semblent disproportionnées et même contraires au bon fonctionnement de l’Etat.

 

Mais il y a bien eu un coup d’état militaire – certes mal préparé et mal exécuté – dont l’échec est imputable pour partie au moins au soulèvement spontané de la population d’Istanbul qui a payé un lourd tribut (plus de deux cent morts) à sa résistance. Face à ce putsch , les démocraties occidentales n’ont pas su réagir avec la clarté et la spontanéité nécessaire. Leur hésitation contrastait avec la condamnation ferme de Moscou. Il y avait d’un coté la solidarité des régimes autoritaires dans la défense des principes démocratiques et de l’autre des régimes démocratiques faisant étalage de leurs contradictions. Pendant un court instant le putsch aurait presque été perçu comme une bonne nouvelle. Erdogan n’était-il pas devenu un allié toujours plus difficile et arrogant à l’extérieur, intolérant et autoritaire à l’intérieur ? L’armée traditionnellement plus « moderniste » ne pouvait-elle constituer – au diable les principes ! – une bonne alternative au régime à son régime? Cette position, jamais formulée bien sûr, était en totale contradiction avec celle de la « Rue Turque » qui voyait cette tentative de coup d’état militaire comme un retour au passé, une régression intolérable. Au fil des semaines les preuves de l’implication des Gülenistes dans la préparation du complot se sont multipliées, même si de nombreux points d’obscurité demeurent. Pourquoi les Turques échangeraient-ils une démocratie autoritaire pour une secte religieuse, qui peut être perçue comme une version locale de ce que sont les frères musulmans en Egypte ? Henry Kissinger justifiait sa compréhension de la Russie de Poutine, par sa conviction que les alternatives seraient pires encore. N’en est-il pas de même en Turquie ?

 

Au delà de la nature du régime turque se pose bien sûr la question du drame syrien. « On ne sort de l’ambiguïté qu’à ses dépens » écrivait le Cardinal de Retz. Voilà un reproche que l’on ne saurait faire au président Erdogan. En envoyant des chars et des forces spéciales, sans oublier la participation d’avions de guerre, sur le territoire syrien, et en reprenant ainsi la ville de Jarablus, un précieux noeud stratégique aux mains de Daech, la Turquie entendait faire d’une pierre deux coups. Faire payer au prétendu « Etat Islamique » le prix de ses attentats en Turquie, tout en fixant des limites à la progression des forces kurdes tout le long de la frontière entre la Syrie et la Turquie. En prenant cette initiative militaire, Recep Tayyip Erdogan ne faisait que rendre plus complexe encore l’équation syrienne, démontrant une fois de plus qu’au Moyen-Orient « l’ennemi de mon ennemi demeure mon ennemi ».

 

Peut-on aujourd’hui encore parler d’ambiguïté, en ce qui concerne la position des démocraties occidentales face à la question Kurde, ou est-ce tout simplement de la mauvaise foi ? Certes les forces kurdes ont constitué le plus fidèle, le plus efficace allié de Washington face à Daech. Mais entre les peurs de la Turquie et les rêves d’indépendance des Kurdes, la raison d’Etat n’impose t-elle pas de privilégier les premières et d’oublier les secondes? « Paris vaut bien une messe » disait Henri IV. L’ancrage de la Turquie dans l’alliance occidentale, vaut bien une nouvelle trahison de la cause kurde semble conclure, sans le formuler bien sûr, avec autant de brutalité, Washington.

 

En se rapprochant comme il l’a fait récemment d’Israël d’abord, de la Russie ensuite, pour sortir d’un isolement diplomatique qu’il estimait excessif Erdogan faisait passer un double message aux Etats-Unis : « Je sais dépasser mon ressentiment d’un coté, et j’ai des alternatives de l’autre».

 

Au delà de la nature du régime turc et de son implication militaire dans le conflit syrien, il y a bien sûr aussi la question des réfugiés. Loin de s’être tari, leur flot s’est accru en cette fin d’été, pour des raisons climatiques -profiter de la clémence de la saison avant que ne revienne l’hiver – mais aussi géopolitiques, liées à l’aggravation des combats de la Syrie à la Libye sans oublier le Nigéria où sévit Boko Haram, sorte de « franchisé africain » de Daech. Sans gloire, mais non sans reproches, l’Union Européenne avait souhaité déléguer sa responsabilité sur la question des réfugiés à la Turquie d’Erdogan. Un projet qui est fortement menacé, même si la Turquie est loin d’avoir démérité dans sa politique d’accueil des réfugiés sur son territoire.

 

Que doivent donc faire l’Europe et les Etats-Unis, face à la complexité de la question turque ? La Turquie n’est plus « l’homme malade de l’Europe » comme elle pouvait l’être au dix neuvième siècle. Mais elle n’est pas non plus la « nouvelle puissance euro-asiatique » qu’elle prétend être. Il faut, tout à la fois être conscients de sa centralité stratégique et de sa fragilité bien réelle. Comment fixer des limites à la dérive autoritaire d’un partenaire difficile mais incontournable ? Serait-on incapable de parler à Ankara avec plus de clarté, d’autorité, mais aussi de sincérité?

 

Le pire serait de faire doublement preuve de trop de compréhension : à l’égard des coups d’Etat militaires d’un coté, et face aux dérives autoritaires d’une démocratie trop musclée de l’autre. N’oublions pas que la Turquie a au moins autant besoin de nous que nous avons besoin d’elle.