La victime n’est pas n’importe qui : Serdar Öktem est l’un des visages de l’extrême droite. Il a défendu des membres du crime organisé et a été décrit comme la « boîte noire » d’une autre affaire, le meurtre de Sinan Ates, d’une balle dans la tête, en 2022. Ce dernier avait dirigé les Foyers idéalistes, une milice fascisante et nationaliste, avant qu’elle ne se retourne contre lui. Serdar Öktem en a aussi été l’un des chefs.
Ne serait-ce donc pas un nouveau règlement de comptes au sein de l’extrême droite turque ? Le Parti d’action nationaliste (MHP), dont dépendent les Loups gris, autre nom de ces radicaux, n’a pas participé aux funérailles de l’avocat, ni envoyé de couronne de fleurs comme il est coutume de faire.
Les ultranationalistes, alliés d’Erdogan
En Turquie, les ultranationalistes, dont les bras ont été utilisés par le passé pour réprimer dans le sang le mouvement autonomiste kurde, sont parfaitement ancrés dans le paysage politique. Depuis 2016, le MHP est allié aux islamistes du président Recep Tayyip Erdogan au sein de la coalition en place. Contre-nature sur le plan des idées, ce mariage fait sens si l’on prend en compte la vieille connivence entre l’État, les services secrets, les bandes mafieuses et l’extrême droite, regroupée dans ce que les Turcs appellent « l’État profond ».
Critiquer Devlet Bahçeli, le leader du MHP à la santé déclinante, a conduit à des représailles visibles malgré l’opacité ambiante. Lors du procès Sinan Ates, des témoins avaient assuré que l’assassinat avait été commandité par deux responsables du MHP, mais leur témoignage n’a pas été pris en compte. Baris Terkoglu, l’un des derniers journalistes d’investigation en activité dans le pays, avait dévoilé une liste de 154 noms – politiques, journalistes et avocats – que le parti aurait cherché à cibler. Parce que « critiquer le MHP » revient à « critiquer la nation turque ».
Le crime organisé étend son emprise sur le pays, et au-delà
« Je ne peux pas dire que j’ai été surprise, je m’y attendais », confie Ayse Ates à propos de ce nouvel épisode. Elle-même sous escorte policière, la veuve de Sinan Ates appelle depuis deux ans à protéger… les meurtriers présumés de son mari, pour qu’ils puissent être jugés. « Les assassins de Sinan, enhardis par l’impunité, deviennent chaque jour plus incontrôlables et se débattent pour échapper au bourbier dans lequel ils se sont enfoncés. » Serdar Öktem serait-il donc mort pour faire le ménage ? Cet été, l’avocat faisait miroiter sur les réseaux sociaux des révélations à venir. En voilà un de moins qui parlera.
« L’incapacité à mener l’affaire Sinan Ates à son terme, suivie du meurtre de Serdar Öktem – un accusé clé censé témoigner –, souligne à quel point la justice en Turquie reste imbriquée dans un réseau qui relie politique et crime organisé, commente Hakki Tas, chercheur à l’Institut allemand d’études mondiales et régionales, qui vient de publier une note sur le sujet. Ces affaires suggèrent une lutte de pouvoir interneau MHP, intimement liée au trafic de drogue, mené à traversdes groupes mafieux franchisés et protégés par une application sélective de la loi. »
Les récents rapports d’Europol alertent sur la place centrale qu’occupent les criminels turcs dans le trafic de stupéfiants – la cocaïne et l’héroïne surtout. Leurs activités, mais aussi leurs conflits, s’étendent au territoire européen. Le 6 août 2023, deux ressortissants turcs, dont un chef mafieux, étaient tués par un gang rival à Châtonnay, en Isère.
◊




