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Le Monde, le 28/01/2024
Par Angèle Pierre (Ankara, correspondance)
La Turquie a longtemps été présentée comme un pays de transit pour les stupéfiants, mais les statistiques récentes montrent la présence croissante de la méthamphétamine dans la société. Le gouvernement commence à prendre la mesure du problème et multiplie les opérations contre les gangs.
Des bouts de carton condamnent les fenêtres pour protéger des regards extérieurs. Seule la lumière faiblarde d’une ampoule éclaire la table basse. Dans ces quelques mètres carrés, l’humidité se mêle à l’odeur du tabac et les fils rougeoyants du radiateur électrique peinent à réchauffer la pièce. Assise en tailleur sur le sol glacial, Pelin (tous les noms ont été modifiés) passe la flamme d’un briquet sous la feuille d’aluminium et approche la petite paille qu’elle tient entre les lèvres. Elle tire une bouffée, tousse un peu, se racle la gorge avant de reprendre mécaniquement le rituel.
Cheveux teints en roux, un trait de khôl sur les yeux, la jeune femme au teint pâle ne porte qu’un tee-shirt décolleté ajusté à la taille. Depuis quelques semaines, elle a élu domicile dans cette petite baraque du quartier défavorisé d’Altindag à Ankara, avec ses compagnons de galère, Kemal et Utku. Elle est originaire d’Ankara ; Kemal d’Istanbul et Utku d’une ville lointaine d’Anatolie. Trente ans les séparent, et rien ne laissait présager que leurs routes finiraient, un jour, par se croiser. Mais l’héroïne les a réunis.
« Il paraît que la drogue pousse les consommateurs à faire du trafic… Force est de constater que c’est un peu vrai », lâche Kemal, dans un filet de voix. Un corps décharné se devine sous sa chemise ample et son visage émacié ne laisse transparaître aucune expression. Huit ans qu’il consomme de l’héroïne quotidiennement, à raison de plusieurs prises par jour. Il a bien été arrêté, il y a quelques années, et envoyé en « Amatem », les centres de réhabilitation de l’Etat. Le séjour, reconnaît-il, l’a provisoirement soulagé, mais les médicaments de substitution n’ont pas suffi. En quelques mois, il connaissait déjà toutes les combines pour appraître « clean » lors des tests médicaux. Mais il risque la prison. L’article 191 du code pénal turc prévoit de deux à cinq ans d’emprisonnement pour les consommateurs.
« Cocaïne du pauvre »
De l’autre côté de la rue, Dogu et son ami Osman, coupes militaires et doudounes noires, boivent un thé à la terrasse d’une petite cantine. « J’ai failli me suicider après avoir pris de l’héroïne. Alors j’ai arrêté et depuis, je prends du “amca” [littéralement, “tonton” argot pour désigner de la méthamphétamine] », raconte Dogu, le regard vide. « Le problème c’est que j’en prends tous les jours. C’est très cher et j’ai perdu une molaire à cause ça » dit-il, en pointant du doigt l’arrière de sa mâchoire. Présentée sous la forme de petits cristaux transparents, une dose de méthamphétamine se vend 300 livres turques (environ 10 euros) et suffit rarement à satisfaire le consommateur.
Depuis que cette « cocaïne du pauvre » est arrivée dans le quartier, elle s’est immiscée dans le quotidien de nombreux foyers. Necmi Erdogan, professeur de sciences politiques à l’Université technique du Moyen-Orient, qui travaille sur la grande pauvreté dans les quartiers nord d’Ankara, estime qu’« un foyer sur quatre » serait affecté par l’addiction à un psychotrope d’un ou plusieurs de ses membres. « La consommation de méthamphétamine a nettement augmenté ces dernières années. Les services de prises en charge et d’hospitalisation dans les Amatem ont augmenté leurs capacités, mais nous avons besoin de plus de lits », confirme Ebru Aldemir, maîtresse de conférences dans le département de psychiatrie de l’université Tınaztepe d’Izmir, spécialisée en addictologie.
Jusqu’à récemment, l’idée selon laquelle la Turquie n’était qu’un pays de transit de la marchandise vers l’Europe était largement partagée. Mais aujourd’hui, les statistiques la démentent. A l’instar du fentanyl (opioïde de synthèse) aux Etats-Unis, la consommation de méthamphétamine a bouleversé le tissu social dans les quartiers les plus défavorisés. Plus abordable que la cocaïne (1 300 livres turques soit environ 40 euros pour un gramme), elle est venue concurrencer l’ecstasy, le bonzaï (cannabis synthétique) et l’héroïne avant de les détrôner. D’après le rapport de 2023 des équipes de lutte contre les trafics de drogue (Narkotim, lancées dans tout le pays en 2018), les quantités de méthamphétamine saisies ont triplé pour atteindre 16 tonnes entre 2021 et 2022 contre des chiffres constants ou en baisse pour les autres drogues.
De plus en plus jeunes
Depuis 2018, la création du Haut Conseil de lutte contre la dépendance témoigne de la prise de conscience et de la mobilisation des autorités turques sur le sujet. Les équipes de police Narkotim rivalisent pour rapporter le plus lourd butin qu’elles exhibent sur les réseaux sociaux. Les dépenses publiques consacrées ont presque doublé entre 2021 et 2022 pour atteindre 4,3 milliards de livres turques (130 millions d’euros, soit 0,5 % du budget de l’État).
Tendance inquiétante également, les consommateurs sont de plus en plus jeunes. Taner, 23 ans, a longtemps dealé avant d’être arrêté lors d’un vaste coup de filet. De passage au bureau de son avocat, dans le quartier central de Çankaya, il espère obtenir la clémence de la cour et bénéficier d’un aménagement de peine. « La capitale est divisée en différents quartiers. Chaque gars sait très bien où commence et où s’arrête sa zone. On évite de se marcher sur les pieds [entre différents gangs] », explique-t-il.
Au fil de la discussion, une cartographie des routes du trafic se dessine. Diyarbakir, au sud-est, pour le cannabis, les ports méditerranéen et égéen de Mersin et d’Izmir pour la cocaïne. Ankara, la capitale fait office de centre de redistribution des différents produits sur le territoire. Comme au Mexique, les démonstrations de puissance des chefs de gang exercent une certaine fascination sur la jeunesse.
Corruption des magistrats
Taner, qui n’a jamais vécu que du trafic, connaît parfaitement les rouages du système. « Les gros patrons ont des gars partout. Au commissariat, au palais de justice… Ils ont souvent l’information à l’avance quand une perquisition se prépare », assure-t-il. La corruption des magistrats a fait régulièrement l’objet de scandales ces derniers mois. « Mais le plus grand patron de la mafia, c’est Devlet Bahçeli et [son parti] le MHP [Parti d’action nationaliste, allié de la coalition gouvernementale] », lâche Taner d’un air goguenard. Des photographies publiées dans la presse attestent régulièrement de la proximité du leader du MHP avec des leaders du crime organisé. En juin 2023, le départ de Süleyman Soylu, proche du MHP et ministre de l’intérieur du gouvernement Erdogan pendant sept ans, a constitué un tournant dans la répression de ces réseaux. Au printemps 2021, les déclarations du parrain de la pègre, Sedat Peker, réfugié à Dubaï, sur leurs liens avaient été accueillies avec effroi par l’opinion publique.
Depuis sa nomination, son successeur Ali Yerlikaya, ancien gouverneur d’Istanbul, multiplie les opérations contre les réseaux de blanchiment d’argent et les gangs mafieux qui étaient passés entre les mailles du filet jusqu’à présent. Ces démonstrations de force sont accueillies favorablement jusque dans les rangs de l’opposition. « C’est positif », reconnaît l’avocat Ilhan Cihaner, ancien député du CHP (Parti républicain du peuple, opposition). Mais l’ancien procureur général se méfie des errances de la justice de son pays et préfère rester prudent : « Maintenant, il faut voir comment vont évoluer les procédures judiciaires. »
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