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Le Monde, le 09/05/2018
Par Marie Jégo (Istanbul, correspondante)
Au pouvoir depuis 2003, Recep Tayyip Erdogan jouera son va-tout aux élections du 24 juin, qui verront le pays basculer vers un « sultanat ».
Recep Tayyip Erdogan, le président turc, lors d’un discours prononcé à Ankara, le 8 mai 2018. Kayhan Ozer / AP
« Tamam ! » Ça suffit ! C’est ce que plus de un million d’internautes turcs ont lancé à leur président, Recep Tayyip Erdogan, en campagne pour un nouveau mandat lors des élections anticipées du 24 juin, après quinze années d’un règne exclusif à la tête du pays.
Mercredi 9 mai, l’expression était l’une des plus appréciées du réseau social Twitter, avec 1,5 million de partages. Le mot, qui signifie en turc « d’accord » ou « c’est assez », est devenu viral après avoir été employé par le président turc dans un discours prononcé mardi à Ankara devant les députés de son Parti de la justice et du développement (AKP, islamo-conservateur).
Dans un rare élan d’humilité, le reis (« chef ») déclarait alors : « C’est ma nation qui m’a porté à la tête de la mairie d’Istanbul, de l’AKP, du gouvernement et de la présidence. Si un jour ma nation me dit “ça suffit” [tamam], alors je me retirerai. »
Que n’avait-il pas dit ! Des chansons « tamam », des rassemblements de rue sur le thème « tamam » ont alors été rapportés sur Twitter et sur Facebook, tandis que les ténors de l’opposition qui affronteront M. Erdogan à la présidentielle du 24 juin s’emparaient de l’expression. « C’est l’heure » (vakit tamam), a écrit sur son compte Twitter Muharrem Ince, le candidat du principal parti d’opposition, le Parti républicain du peuple (CHP).
« Ça suffit, si Dieu le veut », a renchéri l’islamiste Temel Karamollaoglu. « Ça suffit », a tweeté Meral Aksener, la chef de file des nationalistes. Le double scrutin (législatives et présidentielle le même jour) marquera un tournant, car c’est après sa tenue que le renforcement des pouvoirs du chef de l’Etat, approuvé de justesse par le référendum d’avril 2017, entrera en vigueur.
Verrouillage total des médias
Dans un contexte de verrouillage total des médias — télévisuels, surtout —, les réseaux sociaux restent le seul espace d’expression à peu près libre pour les Turcs qui ne partagent pas les vues de l’AKP et de son dirigeant. Tous les discours du président sont retransmis en intégralité et en direct sur les principales chaînes de télévision, alors que ceux de ses opposants ne sont pas diffusés du tout.
A l’heure où M. Erdogan occupe les écrans, au rythme d’un meeting et de plusieurs discours diffusés chaque jour, les rassemblements des opposants Muharrem Ince et Meral Aksener, comme ceux du parti prokurde HDP, ne sont jamais relayés par les chaînes progouvernementales.
Le procédé n’est pas nouveau. A la veille du référendum d’avril 2017 sur l’élargissement des pouvoirs du président, une étude, menée en mars pendant vingt jours sur dix-sept chaînes nationales de télévision par l’ONG Union pour la démocratie, avait montré que l’AKP avait bénéficié de cinquante-trois heures de couverture, le CHP n’ayant droit qu’à dix-sept heures, et le HDP à trente-trois minutes.
L’AKP a livré son analyse de l’emballement numérique autour du « ça suffit ». « La plupart de ces partages sont postés dans des pays où la FETO [« l’organisation terroriste de Fethullah Gülen », acronyme donné par le gouvernement à l’organisation du prédicateur rendu responsable de la tentative de soulèvement du 15 juillet 2016] et le PKK [les autonomistes kurdes du Parti des travailleurs du Kurdistan] sont actifs », a déclaré Mahir Ünal, le porte-parole du parti au pouvoir.
En guise de riposte, les adeptes du « grand homme », l’un des surnoms de M. Erdogan, ont tenté de fédérer l’adhésion avec le mot-clé « devam » (« On continue »), qui n’a recueilli que trois cent mille partages. A l’évidence, le charisme du numéro un ne fait plus recette malgré les assertions des éditorialistes de la presse pro-AKP, aveuglée par le culte de la personnalité. « Le président a prononcé un discours vigoureux, comme au tout début de sa carrière politique », s’est réjoui le journaliste Yasar Bas, du quotidien Yeni Akit, en commentant l’allocution de M. Erdogan à Atasehir dimanche, lors d’un meeting censé présenter son programme électoral.
Le président joue son va-tout
L’assistance était molle ce jour-là, d’où le constat du reis. Déplorant que ses slogans n’aient pas été repris en chœur comme c’est l’usage, M. Erdogan a lâché à la fin de la rencontre : « Ce ton-là ne suffira pas pour les élections du 24 juin. »
En guise de programme électoral, le président a promis « la démocratie complète » ainsi que « la justice sociale », cela au moment où des procès arbitraires pleuvent sur les opposants, les magistrats, les journalistes, tandis que soixante mille personnes sont en prison et que plus de cent cinquante mille fonctionnaires ont été mis à pied. « Le concept de justice était le plus important de son discours », a écrit Yasar Bas dans son éditorial.
Au pouvoir depuis 2003, Recep Tayyip Erdogan joue son va-tout aux élections du 24 juin, qui verront la Turquie basculer vers un « sultanat », la prise de décision se retrouvant entre les mains d’un seul homme, ce qui est déjà le cas dans les faits.
Après avoir tout verrouillé — société civile, médias, justice, prolongation de l’état d’urgence pour la septième fois depuis 2016 —, le président se trouve confronté à une rivale inattendue : l’économie.
Un avis de tempête pèse sur l’économie nationale, fragilisée par la baisse constante de la livre turque, par l’inflation à deux chiffres (10,8 % pour avril), par le déficit croissant des comptes courants (en hausse de 5,5 % en 2017) et par l’endettement en devises des entreprises.
L’agence de notation Standard & Poor’s, qui a récemment abaissé la note de la dette turque, prévoit « un atterrissage difficile ». Un argument balayé d’un revers de la main par Recep Tayyip Erdogan, qui y voit « une magouille ». Mais après une nouvelle chute de la livre turque par rapport au dollar et à l’euro, mercredi, les principaux responsables économiques ont été convoqués d’urgence au palais présidentiel.
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