Combien sont-ils à avoir perdu leur situation, dans la purge qui a suivi la tentative avortée de coup d’Etat en Turquie le 15 juillet dernier ? Militaires, policiers, enseignants, chercheurs, mais aussi professionnels de la finance. Dans cette dernière catégorie, ils seraient 1.700 selon les décomptes de Reuters en octobre dernier. La réponse du président Recep Erdogan à la tentative de coup d’Etat attribuée aux sympathisants de Fethullah Gülen a été implacable et pose la question de l’avenir de la place financière turque. Car cette mise au pas risque de laisser des traces auprès des investisseurs étrangers.

La censure est partout

Sur place, les témoignages sont rares. La peur du pouvoir a succédé au stress de la performance. Tous ont en tête l’exemple d’un stratégiste, blacklisté et sous le coup d’un procès pour un commentaire jugé insultant envers l’Etat et Erdogan. La pression politique est énorme. Un économiste turc, travaillant à l’étranger, nous confie que la censure est partout, mais que le pire, c’est de devoir « s’autocensurer. Beaucoup d’économistes que je connais hésitent à exprimer véritablement leurs vues sur l’économie et ils sont effrayés à l’idée de dire quelque chose de négatif qui pourrait leur faire perdre leur job. La majorité des discussions doivent se passer en aparté, derrière les portes closes. J’ai l’impression de vivre un scénario qui aurait été écrit par George Orwell, comme un chapitre de « La Ferme des animaux » ou de « 1984 ». »

 

Si un économiste veut émettre un avis négatif, la « compliance » lui met des bâtons dans les roues

 

A l’extérieur du pays, les bouches ne se délient pas facilement non plus. « Ce sujet ne doit pas rester sous silence, mais c’est trop risqué pour nous d’être cités comme source », explique le responsable d’un gros fonds d’investissement. Un autre, très présent en Turquie, avance prudemment : « Pour la première fois de ma vie, je fais attention à ce que je peux raconter en interview sur le pays dès lors que cela a trait au coup d’Etat manqué. Je pense à la sécurité de mes contacts sur place. » Un autre abonde : « de nombreux experts étrangers ne peuvent plus parler de la Turquie . Si un économiste veut émettre un avis négatif, la « compliance » lui met des bâtons dans les roues et les analystes locaux n’osent plus commenter la situation en Turquie, car ils savent que les réseaux de communication sont surveillés. » Ce responsable d’un fonds émergent, qui a requis l’anonymat, rapporte une anecdote, plus ancienne, mais qui résume bien l’état d’esprit du pays : à un analyste à qui il demandait pourquoi il ne donnait que des avis « achat » ou « neutre », celui-ci répondait que s’il émettait une recommandation « vendre », il n’aurait plus accès au management de l’entreprise. « Erdogan va plus loin : il a aussi retiré le terme neutre de son vocabulaire. »

 

La purge a notamment touché la société Oyak Securities… filiale du fonds de pension de l’Armée turque. D’abord le directeur général, puis l’ensemble du top management, et enfin, de façon plus détournée, une partie des effectifs, incitée selon nos sources, à partir. « S’il te plaît, démissionne… Dis comme cela, ils n’avaient pas vraiment le choix. Ils ont été remplacés par des gens qui connaissent moins bien la finance, ou, pire, pas du tout, mais qui sont considérés comme fidèles à l’AKP et à Erdogan », témoigne un gérant, fin connaisseur du pays et qui a eu la surprise de tomber, dans les rues de la City, sur des anciens traders turcs, à la recherche d’un travail.

 

« Un regard suspicieux »

Pourtant, jusqu’ici, la place financière turque était considérée comme un exemple à suivre dans les marchés émergents. « La Turquie est parvenue à créer avec le temps un environnement boursier de grande qualité pour un pays émergent, proche des standards développés »,reconnaît Mathias Siller, chez Baring, depuis vingt ans sur le marché turc. S’il se dit « triste de la situation », il estime aussi que la purge ne va pas affecter durablement la finance locale. « L’Université turque forme de nombreux talents pour le monde de la finance. Il y a un savoir-faire sur les taux, sur les changes, sur le trading, dans les fintech. »

 

Pour Stéphane Barthélemy chez State Street GA, en revanche, le mal est fait, malgré des atouts certains. « Le bilan des banques est solide, la dynamique économique reste robuste, mais les marchés ne mentent pas : la Bourse turque sous-performe les marchés émergents de 30 %. Erdogan concentre progressivement dans ses mains tous les pouvoirs politiques et joue avec le feu. Les investisseurs, qui jusqu’ici étaient prudents, portent désormais un regard suspicieux. La purge risque de détourner le gouvernement turc de son agenda économique ». Et les investisseurs un peu plus de la Turquie.

UN ANCIEN DE WALL STREET, FIDÈLE SOUTIEN D’ERDOGAN

De Wall Street, il parle la langue et connaît tous les codes. Mehmet Simsek, vice Premier ministre turc, est l’un des plus fidèles alliés du président Erdogan. Il s’est engagé à ses côtés en 2007, troquant son costume de banquier pour celui de député de l’AKP, le Parti de la justice et du développement. Un virage pas forcément prévisible pour cet homme d’origine très modeste, qui était lancé dans une brillante carrière internationale.

Son parcours étonne en tout point. Originaire de la petite ville de Batman, située dans une province pétrolière du sud est de la Turquie, Mehmet Simsek confesse que ses parents étaient des fermiers analphabètes. Autre détail important : il est d’origine kurde. Des « handicaps » qu’il a transformés en atouts pour défendre l’action du gouvernement et démontrer les avancées démocratiques de son pays. Evidemment, rien ne le prédestinait à embrasser une carrière dans la finance. Et pourtant, après de bonnes études et une bourse au Royaume-Uni, Mehmet Simsek intègre la division « Marchés » d’UBS à New York. Puis en 2000, il entre au sein de la puissante banque d’investissement Merrill Lynch, pour laquelle il travaille sept ans à Londres.

Embauché comme stratégiste, il accède au poste prestigieux de responsable de la recherche Taux et Macroéconomie pour l ‘Europe de l’est, le Moyen-Orient, l’Afrique. Ce qui fait de lui un homme influent. Ses notes de recherche sont lues par tous les gérants de fonds sur les marchés émergents. En particulier ses analyses sur la Turquie, véritable coqueluche des investisseurs, désireux à l’époque de tirer profit de la convergence vers l’Europe. Selon le quotidien turc Hürriyet, certains lui auraient reproché d’avoir rédigé des rapports très flatteurs sur l’économie turque et la politique de l’AKP. Des critiques balayées par Mehmet Simsek : « Les étrangers n’investiraient pas des milliards de dollars en Turquie juste sur la base d’un rapport ».

C’était en 2007. Depuis, le novice en politique a fait du chemin. Il a été ministre de l’Economie et ministre des Finances. Et a pu imprimer sa marque grâce à des réformes profondes, en particulier dans le domaine de la fiscalité. Que pense aujourd’hui l’ancien analyste financier face au durcissement du pouvoir en Turquie? Sur son compte Twitter, il décoche surtout des flèches en direction de l’Occident. Les années Wall Street semblent définitivement oubliées.

I.Co

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