« Il n’a rien fait ! Il n’a rien fait ! Enfermez-moi à sa place… » Les sanglots de cette mère résonnent comme un SOS dans les couloirs du palais de justice de Caglayan, en plein cœur d’Istanbul. Bras enroulés autour de sa taille, son mari tente de la calmer. En vain. « Ce que le pouvoir fait subir à nos jeunes est inacceptable », s’insurge l’avocate Berçem Karatas. Des familles comme celle-ci, elle en voit défiler tous les jours depuis le début des manifestations contre l’arrestation, le 19 mars, d’Ekrem Imamoglu, le maire d’Istanbul et opposant farouche à Erdogan. Il y a quelques minutes, elle prêtait assistance à l’oncle et la sœur d’un autre détenu. Le jeune homme était près de la place Saraçhane, face à l’hôtel de ville, épicentre de la contestation, dans la nuit du 23 au 24 mars, quand il a été interpellé par la police, puis placé en garde à vue avec 65 autres personnes arrêtées.
Le 26 mars, le juge a ordonné leur incarcération dans la prison de Silivri. « Après une longue attente, la décision est tombée comme un coup de massue, sans que nous n’ayons le temps de faire objection. Totalement arbitraire ! Manifester n’est pas un crime. Aucune charge n’a été retenue contre eux. Nos clients auraient dû être aussitôt relâchés », déplore la juriste, qui assure leur défense pro bono avec des confrères du barreau d’Istanbul. Sur une vidéo filmée ce jour-là au sortir de la salle d’audience, on la voit arracher sa toge et hurler : « À quoi bon porter cette tenue, si elle ne sert à rien ! » Publiée sur Instagram, la séquence a été visionnée 8 millions de fois !
Lunettes aux montures noires et coupe au carré, Berçem rougit aujourd’hui de cet engouement inattendu, « symptomatique du ras-le-bol général contre le système ». Le téléphone collé à l’oreille, elle donne l’accolade à ses amis bénévoles, distribue des fruits secs aux nouveaux venus. Du matin au soir, ils se relaient au tribunal, sautant d’un étage à l’autre, d’un dossier à l’autre, dans l’espoir de sauver ce qu’il reste d’une justice de plus en plus politisée. La tâche est ingrate face à des magistrats obtus dans ce palais de justice aux allures de prison. Située dans le quartier de Sisli, sur la rive européenne d’Istanbul, l’imposante bâtisse de verre et de marbre ressemble à une citadelle assiégée avec ses barrières en fer et ses fourgonnettes de police, omniprésentes depuis qu’Imamoglu s’y est retrouvé sur le banc des accusés, avant d’être emprisonné pour « corruption ».
Pour beaucoup, Caglayan était déjà synonyme d’une instrumentalisation de l’appareil judiciaire : c’est ici que des écrivains, universitaires ou simples citoyens accusés de « soutien au terrorisme » ou « d’insulte au président » ont l’habitude d’être convoqués. Par les temps qui courent, « il est de plus en plus difficile de défendre nos clients en raison des violations permanentes du droit et des nombreuses irrégularités », avance l’avocat Mehmet Cihan Kuba. « Nous vivons à une époque où tout peut arriver. C’est une boule de neige qui grossit comme une avalanche », surenchérit Berçem.
Usage excessif de la force
Ses jeunes clients, à qui elle a pu rendre visite en prison, lui décrivent de terribles conditions de détention. « Certains, dit-elle, se sont retrouvés incarcérés dans la même cellule que des voleurs et des tueurs. Ils n’ont pas de quoi s’acheter de la nourriture. Ils ont besoin de médicaments, de se faire soigner leurs ecchymoses et leurs yeux gonflés. » Matraques, canons à eau, balles en caoutchouc, gaz poivré… Au pic des manifestations, la police s’est déchaînée sans scrupule. « Une cliente a été frappée près de son entrejambe, au niveau du vagin. Une autre a été blessée à la rotule. Une étudiante de 18 ans a reçu des coups au niveau de la cage thoracique », grimace Berçem.
Les témoignages qui émergent sur les réseaux sociaux confirment un usage excessif de la violence, y compris pendant leur détention. « Certains jeunes ont été menottés pendant neuf heures d’affilée, et privés d’aller aux toilettes », affirme l’avocate Bedia Buyukgebiz sur sa page Instagram. « J’ai été battue, harcelée sexuellement par un policier. Je me suis urinée dessus tellement j’avais peur », rapporte une autre détenue, citée par la plateforme Velvele. Elle fait partie des quelque 2000 manifestants arrêtés depuis le 19 mars. Quand ils sont relâchés, ils encourent des poursuites judiciaires et se voient interdits de voyager, assignés à résidence ou contraints d’aller pointer au commissariat une fois par semaine.
À ce jour, près de 300 personnes sont encore en détention. Comme Yagmur Gündogan, une étudiante de l’université d’Istanbul, dont le père, Avni, remue ciel et terre pour la faire libérer. « Est-ce un crime de manifester pour que la volonté du peuple soit respectée ? », lâche-t-il. Le 19 mars, sa fille est l’une des premières à protester contre l’arrestation et la révocation du diplôme d’Ekrem Imamoglu, sur le campus de cette même université où l’édile d’Istanbul a étudié. « Comme tous les jeunes de son âge, elle rêve d’une vie plus équitable, plus libre et plus heureuse. » Au petit matin du 24 mars, des policiers équipés comme à la guerre font irruption au domicile familial et l’embarquent dans un fourgon blindé.
« Ils l’ont sortie de la maison comme une dangereuse criminelle, alors qu’elle n’avait pas lancé une seule pierre sur la police ! » Deux jours plus tard, le 26 mars, Yagmur est transférée à Silivri sur décision du juge. « On veut nous faire croire que la justice est impartiale. C’est faux. Ils nous trompent et ils trompent nos jeunes », peste Avni. Avec d’autres familles de détenus, il a monté un réseau de solidarité pour alerter l’opinion publique, faire parvenir des courriers de soutien à leurs enfants et organiser du covoiturage jusqu’à la prison de Silivri, à plus de soixante kilomètres d’Istanbul. « On a même prévu de déposer plainte contre les sévices infligés à nos enfants », prévient-il.