Bruxelles n’ose pas rompre avec Ankara

Combien de temps les Européens et Ankara vont-ils continuer à faire « comme si » ? Comme s’ils continuaient à négocier sérieusement un processus d’adhésion de la Turquie à l’Union européenne (UE), comme s’ils étaient prêts à la libéralisation, dans les semaines qui viennent, des visas pour les Turcs – alors qu’aucune capitale européenne n’en veut plus –, pendant que, de son côté, le président Recep Tayyip Erdogan tourne de plus en plus ostensiblement le dos aux valeurs démocratiques ?

Ce n’est probablement pas lundi 14 novembre, lors d’un conseil des ministres des affaires étrangères à Bruxelles, où la question turque doit être abordée, que les Européens vont sortir de l’ambiguïté. Les diplomates s’attendent à des protestations des Autrichiens, qui réclament la fin du processus d’adhésion, entamé en 2005, relancé fin 2015 mais de nouveau officieusement gelé. Cela ne devrait pas aller plus loin.

Chasse aux passeursPas question à Bruxelles et à Berlin de rompre le fil ténu qui les relie à Ankara, même si le président Erdogan poursuit, au mépris des libertés publiques, les purges à grande échelle après le coup d’Etat manqué de juillet, et que les dérives vers un régime autoritaire sont de plus en plus évidentes. Le chef de la diplomatie allemande, Frank-Walter Steinmeier, doit se rendre mardi en Turquie pour ne pas « claquer la porte » au nez d’Ankara, a-t-il déclaré mercredi.

En mars dernier, la Turquie a signé un accord avec l’Union, qui a contribué à arrêter le flot des réfugiés venant de Syrie et d’Irak en Europe. Ankara acceptait de faire la chasse aux passeurs et de reprendre tous les réfugiés arrivant en Grèce, contre la libéralisation des visas vers l’UE, la poursuite du processus d’adhésion, et en tout 6 milliards d’euros pour l’accueil des Syriens sur son sol. Mais depuis des mois, M. Erdogan menace de dénoncer l’accord.

Ankara souhaitait la libéralisation des visas avant l’été, puis avant octobre, mais elle n’est toujours pas intervenue. L’euro-députée libérale suédoise Cecilia Wikström résume l’avis général :  » Les Turcs doivent respecter tous les 72 critères – exigés par l’Union – s’ils veulent une libéralisation. Je serais très heureuse de voter pour, mais ce ne sera le cas que quand ils arrêteront d’utiliser la loi antiterroriste pour enfermer des journalistes notamment. Qu’ils les libèrent d’abord et après on verra !  »

 » Trois millions de réfugiés « 
En off, plusieurs sources diplomatiques bruxelloises ajoutent aussi que  » même si les 72 critères sont un jour remplis, pas sûr qu’on aura une majorité au Conseil – des Etats membres – et au Parlement européen pour accepter « … Les Turcs ne semblent pas dupes : il y a quelques jours, le ministre des affaires étrangères, Mevlut Cavusoglu, -affirmait que  » la patience  » de son pays arrivait à son terme :  » Nous attendons une réponse sur les visas et si elle ne vient pas, nous annulerons l’accord sur les réfugiés avant la fin de l’année.  »

Même jeu de poker menteur autour des négociations d’adhésion. De plus en plus de dirigeants européens doutent de la sincérité d’Erdogan à vouloir poursuivre l’exercice. Mais le président turc enfonçait encore le clou, mercredi :  » Vous savez qu’il y a trois millions de réfugiés en Turquie ? Ils disent que c’est un problème. Que se passera-t-il si c’est la fin des négociations et que les portes s’ouvrent ? Où les mettre ? C’est leur principal souci. Voilà pourquoi ils ne peuvent en venir au point final.  »

 » La vérité, c’est que personne, à Bruxelles et à Ankara, ne veut assumer la responsabilité d’une rupture, alors on continue le jeu de rôle « , souligne un diplomate européen. Y compris en Turquie :  » Erdogan nous menace, mais il n’a pas 36 options, à part continuer à discuter avec nous.  » Il ne voudrait pas apparaître comme celui qui aura coupé les ponts avec l’Europe, douchant les espoirs d’une bonne partie de ses concitoyens.

Dans ce contexte, la Commission européenne se livre à un jeu d’équilibriste. Mercredi, le commissaire à l’élargissement, Johannes Hahn, présentait un rapport sur les progrès accomplis par les candidats à l’adhésion, critiquant sans fard un  » retour en arrière  » de la Turquie, en particulier en ce qui concerne la liberté d’expression et l’Etat de droit, tout en écartant cependant l’idée d’une rupture avec Ankara.

Le seul événement qui pourrait pousser les Européens à tomber le masque et à prendre des décisions enfin radicales vis-à-vis d’Ankara serait le rétablissement de la peine de mort en Turquie, régulièrement évoqué par M. Erdogan. Federica Mogherini, la haute représentante de l’UE, l’a répété : cela signifierait la fin du processus d’adhésion. A Berlin et à Bruxelles, on redoute de devoir en arriver là, les Allemands espérant que dans un tel cas de figure Erdogan n’osera pas laisser complètement tomber l’accord sur les réfugiés.

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