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Slate.fr, le 04.04.201
Par Ariane Bonzon
La libre circulation des Turcs est l’un des «prix à payer» demandé par la Turquie à l’UE pour l’application de l’accord du 18 mars.
Demandez à un Turc ce qui motive son intérêt pour l’Union européenne, il vous répondra d’abord et avant tout «libre circulation». Autrement dit, être européen, c’est pour la grande majorité des Turcs, avoir le «droit de circuler librement» en Europe. Et grâce à l’accord UE-réfugiés, ils vont peut-être pouvoir réaliser ce rêve dans quelques semaines au contraire des migrants syriens, afghans, irakiens, africains et autres qui reflueront vers la Turquie.
Pour les Turcs, ce rêve s’est heurté pendant des décennies aux longues files d’attente devant les portes des consulats européens pour l’obtention aléatoire d’un visa. Il manquait toujours quelque chose dans le dossier: une garantie, une photo, un papier… Excédés, des professeurs renommés, des artistes, des Turcs renonçaient à venir en Europe –où environ 4 millions d’entre eux vivaient déjà à la fin 2010– plutôt que de passer par les fourches caudines humiliantes des services consulaires.
Il faut dire que les faussaires faisaient preuve d’un certain talent: un consul européen m’a un jour montré une fausse attestation rédigée sur un papier à en-tête du… commandant en chef des Armées.
Or grâce à l’accord sur les réfugiés conclu le 18 mars par l’UE avec la Turquie, et qui doit entrer en vigueur ce 4 avril, le rêve des Turcs, se rendre en Europe sans avoir besoin de demander de visa, pourrait devenir réalité dans quelques semaines. Car la libre circulation des Turcs est l’un des «prix à payer» demandé par la Turquie à l’UE pour l’application de cet «accord de la honte», ainsi qu’Amnesty International le qualifie.
Troisième prix à payer
On connaît bien deux des lignes de la «facture» acceptée par Bruxelles: 6 milliards d’ici 2018 pour l’accueil et l’entretien des réfugiés sur le sol turc et la reprise des négociations d’adhésion (laquelle est pourtant de moins en moins probable dans la configuration actuelle de l’Union européenne à vingt-huit, ce que tout le monde sait mais personne ne dit).
Mais on parle beaucoup moins du «troisième prix à payer»: la levée de l’obligation de visa imposée aux ressortissants turcs désirant voyager sur le territoire de l’UE. Si les négociateurs turcs obtiennent son application en juin, comme cela est prévu, n’importe quel Turc pourvu d’un passeport biométrique pourra se rendre librement en Europe pour un maximum de trois mois. Ce qui vaudra au pouvoir turc et au président Erdogan un énorme satisfecit populaire bien au-delà du camp islamoconservateur.
En vérité, l’affaire n’est pas nouvelle. Déjà , en décembre 2013, cette perspective avait été esquissée en marge de l’accord de réadmission conclu par l’UE et la Turquie. Une «feuille de route» avait été proposée aux autorités turques avec pas moins de soixante-douze conditions à remplir pour que la nécessité d’un visa disparaisse à l’horizon… 2017.
L’UE a sous-traité le drame humain des réfugiés à la Turquie. Faire comme si l’effritement de l’État de droit n’existait pas en Turquie, c’est perdre une seconde fois la face
Le 18 mars 2016, lors de sa conférence de presse visant à expliquer les détails de l’accord entre l’UE et la Turquie, le président François Hollande insistait sur l’exigence de ces «soixante-douze critères».
Migraine assurée à la lecture de ce catalogue alambiqué de conditions qui concernent: la sécurité des documents; l’ordre public et la sécurité; la réadmission des migrants irrégulièrement entrés sur le territoire en provenance de la Turquie. Mais aussi, catégories plus sensibles: la gestion des migrations (le contrôle des frontières et l’octroi par la Turquie de la protection internationale) et, surtout, le respect des droits fondamentaux (liberté d’expression, respect des minorités, etc.).
Label d’État de droit
Le 4 mars 2016, la Commission européenne a souligné que cette dernière série de conditions était loin d’être satisfaite. Mais tête à queue deux semaines plus tard: Bruxelles n’exclut pourtant pas que la libéralisation des visas puisse s’appliquer «au plus tard à la fin du mois de juin 2016».
Dès lors, le dilemme des Européens est le suivant:
Première hypothèse: Bruxelles ferme une nouvelle fois les yeux sur les dérives autoritaires d’Ankara; et supprime l’obligation des visas pour les Turcs qui veulent se rendre en Europe. Le gouvernement turc et le président Erdogan pourront alors se targuer d’avoir reçu un «label d’État de droit» au désespoir de l’opposition, qui a bien des raisons de le lui contester.
Seconde hypothèse: Bruxelles regarde la vérité en face et refuse d’autoriser la libre circulation des Turcs dans l’Union européenne puisque les droits fondamentaux sont bafoués en Turquie. Ce qui risque de déclencher l’ire d’Ankara, qui pourrait alors saboter l’application de l’accord sur les réfugiés.
L’Union européenne a sous-traité le drame humain des réfugiés à la Turquie au mépris de tous ses engagements en matière de conventions internationales, et sans d’ailleurs être assurée de la viabilité de cet accord. Faire maintenant comme si l’effritement de l’État de droit n’existait pas en Turquie, c’est perdre une seconde fois la face.
Sans doute dans un même mouvement, l’Union européenne aura-t-elle porté un coup fatal au processus d’adhésion de la Turquie puisque, pour le pouvoir islamoconservateur actuel, la libre circulation qu’il aura permis d’acquérir au sein de l’Union européenne, ce deal caché, importe bien plus que l’adhésion aux valeurs européennes –ou à ce qu’il en reste.
http://www.slate.fr/story/116291/deal-cache-accord-ue-turquie-refugies
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