Il y a quatre ans et demi, Ferhat Binkanat, 38 ans, a fait l’acquisition d’un appartement à Bahçelievler, dense quartier de la périphérie stambouliote. Ce gérant d’une entreprise de tourisme médical l’occupe depuis avec son épouse et leur fils de six ans. Mais après le séisme qui a dévasté le sud du pays, le 6 février 2023, cette famille a été saisie d’inquiétude quant à la résistance de leur immeuble en cas de cataclysme, cette fois-ci… à Istanbul.
Dans la foulée, le père de famille a alors déposé une demande d’inspection de l’immeuble auprès de la municipalité, qui fournit gratuitement ce service aux résidents de la métropole depuis 2019. Quelque vingt mois plus tard, une équipe municipale, gilets de chantier et casques protecteurs, procède à l’examen du bâtiment en question en inspectant ses colonnes. «S’il s’avère qu’il présente des risques, je le quitterai immédiatement et m’installerai avec ma famille dans un endroit plus sûr», assure Ferhat Binkanat, la mine soucieuse.
«A la suite du séisme de 2023, nous avons reçu plus de 160 000 demandes d’inspections que nous tentons toujours d’honorer», explique Mustafa Genç, un ingénieur en bâtiment qui supervise l’équipe municipale déployée en cette matinée d’octobre. Les craintes d’un tremblement de terre majeur à Istanbul ne sont pas sans fondement : la mégapole de 20 millions d’habitants est située à proximité d’une faille importante qui a déjà provoqué plus d’une trentaine de séismes au cours des deux derniers millénaires. Or, la plupart des sismologues du pays estiment à 65 % la probabilité qu’un séisme d’une magnitude supérieure à 7 frappe à nouveau la cité d’ici 2030.
«Logique de promotion immobilière»
Pourtant, si ceux-ci avertissent de longue date quant à l’éventualité d’une telle calamité, Istanbul n’y est que très peu préparée. Il aura fallu qu’un tremblement de terre sévisse dans la région de Marmara, en 1999, pour que le pays adopte un an plus tard une loi concernant la résistance sismique des constructions. Entretemps, les structures informelles, érigées en faisant souvent fi des règles d’ingénierie, ont proliféré dans la ville.
«On estime qu’Istanbul abrite aujourd’hui un parc immobilier de 1,5 million d’immeubles, dont entre 600 000 et 700 000 sont risqués d’un point de vue sismique», pointe Nusret Suna, membre de la Chambre des ingénieurs du BTP d’Istanbul. Mais la mise aux normes parasismiques des bâtiments est laissée à la charge des particuliers, qui déterminent ses termes à l’issue d’un accord conclu entre les membres de la copropriété et les entreprises de construction.
Dans ce contexte, il est courant que les constructeurs accordent aux propriétaires une ristourne sur le coût de cette mise aux normes en contrepartie d’un étage et d’appartements supplémentaires dans l’immeuble. «Le processus de transformation urbaine est mené selon une logique de promotion immobilière plutôt que de sécurité sismique, regrette l’urbaniste Erhan Demirdizen. Cela fait qu’elle est essentiellement effectuée dans les quartiers prisés de la ville, tandis que les zones qui ne présentent pas d’intérêt financier tendent à être délaissées.»
Afin d’encourager ces mises à niveau, le ministère turc de l’Environnement et de l’Urbanisme accorde toutefois une aide au relogement de l’ordre de 5 000 lires turques (près de 137 euros) par mois pendant dix-huit mois aux propriétaires qui font reconstruire leur bien. En 2023, ce même ministère a par ailleurs introduit un programme d’aide supplémentaire dans 39 districts d’Istanbul désignés comme prioritaires, sous la forme d’une subvention de 700 000 lires (19 200 euros) en plus d’un prêt à taux zéro du même montant, pour financer les reconstructions.
«Aides minimes»
Dirigée par le Parti républicain du peuple (CHP), soit la principale force d’opposition, la municipalité d’Istanbul dispense quant à elle une aide aux loyers de 7 000 lires turques (192 euros) pendant douze mois, aussi bien aux propriétaires qu’aux locataires qui occupent des logements considérés comme «très risqués». Elle fournit enfin une aide à la reconstruction aux propriétaires à faibles revenus en prenant en compte 40 % à 60 % du coût de la mise à niveau de leur bien.
«Au vu du niveau général des prix à Istanbul aujourd’hui, ces aides sont tellement minimes qu’elles paraissent presque comiques», raille néanmoins Nusret Suna. Alors que les loyers de la mégapole ont augmenté de près de 425 % au cours des trois dernières années et que l’inflation (48,58 % en rythme annuel au mois dernier) a fait bondir le coût des matériaux de construction, nombreux sont les Stambouliotes, propriétaires comme locataires, qui rechignent à la transformation urbaine.
A tel point que beaucoup refusent même qu’on inspecte leur immeuble, de peur qu’il ne présente un risque sismique. «Parmi les près de 113 000 bâtiments que nous avons visités jusqu’à ce jour, les citoyens ont empêché nos équipes d’inspecter près de 78 000 d’entre eux», révèle Gürkan Akgün, le chef du département de la gestion des risques sismiques à la municipalité d’Istanbul. «Face au risque de séisme, conclut Nusret Suna, seuls les plus aisés ont la capacité de se préparer, tandis que les autres peuvent compter sur leur bonne fortune.»