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France 24, le 30/11/2022
Texte par : Louise NORDSTROM
Le président turc Recep Tayyip Erdogan et le Premier ministre suédois Ulf Kristersson se serrent la main après une conférence de presse au palais présidentiel, à Ankara, en Turquie, le 8 novembre 2022. © Murat Cetinmuhurdar / PPO, Reuters
Après des décennies passées à l’écart des alliances militaires, la Suède prenait, en mai dernier, la décision historique de rejoindre l’Otan, sur fond d’invasion russe de l’Ukraine. Mais ce qui devait être une formalité s’est transformé en aventure de longue haleine, la Turquie profitant de la situation pour peser sur la politique suédoise d’accueil des réfugiés kurdes.
La demande d’adhésion de la Finlande et de la Suède venait à peine d’être déposée auprès de l’Otan que la Turquie posait déjà ses conditions. « Ces pays n’ont pas de position claire et transparente contre les organisations terroristes », attaquait ainsi le président turc en mai 2022, quelques heures à peine après le dépôt de la demande. Dans la ligne de mire de Recep Tayyip Erdogan, les quelque 100 000 réfugiés kurdes accueillis par la Suède, pour certains liés à des groupes classés « organisations terroristes » par la Turquie, comme le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et les Unités de protection du peuple (YPG).
Le président turc a ainsi commencé par exiger de la Suède et de la Finlande le durcissement de leur législation antiterroriste et la levée de l’embargo sur les armes qu’elles imposaient à la Turquie depuis 2019, en représailles à une offensive lancée par le pays contre le groupe kurde des YPG, alors qu’il combattait l’organisation État islamique dans le nord de la Syrie.
Mais ces premières concessions n’ont pas suffi : après la signature d’un protocole d’accord en juin, dans lequel la Finlande et la Suède acceptaient les grandes lignes des demandes turques, Ankara a surenchéri. Une longue liste de « terroristes » a été transmise aux deux pays scandinaves, afin de réclamer l’extradition de réfugiés kurdes bénéficiant de l’asile en Suède et en Finlande depuis des années, voire des décennies.
Entre chantage turc et menace russe
Les demandes se sont ensuite multipliées : la démission d’un ministre suédois ayant participé à une fête pro-PKK, il y a dix ans, a été réclamée par la Turquie. L’ambassadeur de Suède a aussi été convoqué après qu’une émission de télévision s’est moquée d’Erdogan.
La semaine dernière, le chantage est encore monté d’un cran. Bafouant les standards suédois en matière de respect de la liberté d’expression, la Turquie a demandé au pays d’enquêter sur un rassemblement organisé à Stockholm par un groupe jugé proche du PKK, et au cours duquel des slogans anti-Erdogan auraient été prononcés. Ankara est allé jusqu’à exiger que les participants soient identifiés.
Des exigences croissantes, qui placent la Suède dans une situation délicate. Menacé par son grand voisin russe, le petit royaume de dix millions d’habitants doit s’efforcer de faire les yeux doux à la Turquie pour entrer dans l’Otan. Il faut en effet l’accord des trente membres de l’Alliance atlantique pour intégrer un nouveau membre et, pour le moment, seule la Turquie bloque. Car si la Hongrie n’a pas, elle non plus, donné son feu vert, son Premier ministre, Viktor Orban, a promis que cela serait le cas début 2023.
La Suède doit donc s’efforcer de contenter Ankara sans contredire pour autant ses valeurs démocratiques et ses lois. Une position d’équilibriste. Stockholm a ainsi accepté en août de livrer un des hommes figurant sur la liste « terroriste », tout en assurant que l’extradition relevait d’une procédure judiciaire ordinaire, et n’était en aucun cas liée au chantage exercé par la Turquie.
« Comportement autodestructeur »
Mais les critiques pleuvent sur le gouvernement, à qui il est reproché de se plier en quatre pour complaire au président Erdogan. « Kristersson doit arrêter de s’humilier face à la Turquie », écrivait ainsi début novembre l’éditorialiste Alex Schulman dans le quotidien suédois Dagens Nyheter, alors que le Premier ministre fraîchement élu venait de consacrer sa première visite d’État hors UE à la Turquie.
« Tout à coup, vendre des armes à la Turquie ne nous pose plus de problème, dénonce le journaliste. Nous n’avons plus non plus de difficultés à considérer comme tels les groupes étiquetés ‘terroristes’ par la Turquie… Nous nous sommes humiliés, mais cela en valait la peine ! Kristersson a reçu une longue accolade d’Erdogan, qui lui a dit ‘Bienvenue dans l’Otan, mon ami !' »
Un résumé sarcastique, puisque le voyage du Premier ministre suédois s’est soldé par un échec : Ulf Kristersson est rentré en Suède sans aucune promesse d’accord turc. « Allons-nous vraiment continuer avec ce comportement autodestructeur ? », s’insurge l’éditorialiste dans son article. « À un moment donné, ne faudrait-il pas demander à notre gouvernement de défendre notre pays et nos valeurs ? »
Une stratégie électoraliste ?
Sa colère se comprend d’autant plus que, malgré les efforts de la Suède, il est possible que le blocage de la Turquie dure plusieurs mois. « La Turquie a de nombreuses raisons de brandir la carte du veto », expose ainsi Aras Lindh, analyste à l’Institut suédois des affaires internationales, qui souligne l’influence inédite de la Turquie sur la Suède dans un article paru en novembre. « Tout à coup, le pays se retrouve dans une position de négociation favorable. »
Ce chantage permet également à Recep Tayyip Erdogan de gagner des points en vue de l’élection présidentielle, prévue en Turquie au mois de juin prochain. « La Turquie est mal gérée économiquement, poursuit Aras Lindh. Bloquer l’entrée de la Suède dans l’Otan permet à Erdogan de déplacer le débat, en le centrant notamment sur le laxisme des pays européens qui laissent les terroristes en liberté. Il se présente comme un dirigeant fort, qui n’a pas peur de leur tenir tête. »
Une analyse partagée par Aron Lund, spécialiste du Moyen-Orient à l’Agence suédoise de recherche sur la défense (FOI) : « Erdogan se dépeint comme un leader si fort et si important que les États-Unis, la Russie et de nombreux pays européens doivent composer avec lui. Le secrétaire général de l’Otan s’est même rendu en Turquie [début novembre, NDLR] pour supplier Erdogan d’autoriser la Suède à entrer dans l’Otan. C’est très bon pour sa communication. »
Des « progrès » dans les négociations
Mais la Turquie a beaucoup à gagner en approuvant l’entrée de la Suède et de la Finlande dans l’Otan, remarque Aron Lund. « Militairement, ce serait important pour la Turquie d’avoir la Suède et la Finlande dans l’Otan, car leur entrée allongerait considérablement la frontière terrestre entre la Russie et l’Otan. [Cette entrée] déplacerait le point focal de cette frontière, et les tensions Otan-Russie qui en découlent, beaucoup, beaucoup plus au nord, loin de la Turquie. »
Selon le spécialiste, Erdogan finira donc sans doute par donner son accord à l’entrée de la Suède dans l’Otan « à l’approche des élections de juin, ou juste après qu’elles aient eu lieu », à condition que la Suède « cherche à garder Erdogan de bonne humeur ».
Les concessions suédoises semblent d’ailleurs commencer à payer : le ministre suédois des Affaires étrangères a ainsi affirmé mercredi que des « progrès » avaient été réalisés dans ses négociations avec la Turquie. « Nous avons eu hier une réunion positive, et j’ai senti qu’il y avait des progrès, s’est-il ainsi félicité avant de se rendre à une réunion de l’Otan. Nous allons de l’avant. » Un constat partagé par la diplomatie turque, qui a félicité la « bonne volonté » du gouvernement suédois, ajoutant toutefois attendre davantage… de « mesures concrètes ».
Cet article a été traduit et adapté de sa version originale en anglais par Lou Roméo.
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