Diplomatie. La Turquie veut jouer les médiateurs entre Kiev et Moscou : “Une leçon à l’Occident”

Courrier International, le 08/0/2022
 

 
  
Le président turc, Recep Tayyip Erdogan, à Kiev, le 3 février 2022. PHOTO/Valentyn Ogirenko/REUTERS
 

La presse turque espère que la rencontre prévue à Antalya le 10 mars entre les ministres des Affaires étrangères russe et ukrainien débouchera sur des négociations entre les deux pays. La réunion sera suivie de près en Israël, qui a lancé une tentative de médiation quelques jours auparavant.

Sergueï Lavrov et Dmytro Kuleba, les ministres des Affaires étrangères russe et ukrainien, ont accepté, à la suite d’une proposition de la Turquie, de se réunir en marge du Forum diplomatique d’Antalya (station balnéaire turque), qui se tiendra ce jeudi 10 mars.

Il s’agira du premier voyage hors de Russie pour Lavrov depuis le début de l’invasion russe de l’Ukraine, le 24 février.

En prélude à cette rencontre tripartite, le président turc, Recep Tayyip Erdogan, s’est entretenu, dimanche 6 mars, au téléphone avec son homologue russe, Vladimir Poutine, auquel il a réclamé un “cessez-le-feu général urgent”, selon un communiqué de la présidence turque.

En Turquie, la presse locale applaudit une nouvelle médiation qui vient emboîter le pas à celle lancée par Israël et s’ajoute à la proposition de médiation faite par la Chine.

“Par ses coups diplomatiques historiques, le président Erdogan tente de sauver l’humanité en Ukraine”, s’enthousiasme ainsi le quotidien progouvernement Takvim, qui n’hésite pas à titrer : “Le président Erdogan, l’espoir du monde”. Et d’ajouter :

Aucun leader dans le monde n’est plus à même de déverrouiller ce conflit entre l’Ukraine et la Russie que ne l’est Erdogan.”
Le journal, qui dénonce le “cynisme” et “l’impuissance” de l’Otan et de l’Union européenne, qui seraient, d’après lui, incapables de faire cesser le conflit, espère que cette rencontre trilatérale sera le début des négociations qui pourraient se poursuivre par une rencontre en Turquie entre Vladimir Poutine et Volodymyr Zelensky.

Quelques jours auparavant, le président ukrainien, dans une conversation avec son homologue turc, avait donné son accord à une éventuelle rencontre avec le chef d’État russe à Istanbul ou à Ankara.

De bonnes relations avec Kiev et Moscou

Le quotidien Sabah, également proche du pouvoir, considère lui aussi que “la proposition turque de médiation entre les deux parties est la plus réaliste, car les deux côtés ont confiance en la Turquie”.

Ankara entretient effectivement d’excellentes relations avec Kiev, à qui elle a notamment livré l’année dernière des drones de combat, mais elle maintient aussi de bonnes relations avec Moscou, surtout en matière de contrats d’énergie et de défense.

Selon le journal, la rencontre du 10 mars est “une leçon donnée à l’Occident”. La Turquie “n’est plus simplement le facilitateur de l’Occident mais un acteur important en mesure d’ouvrir sa propre table de négociations”, se réjouit le quotidien, qui dit espérer que la France et l’Allemagne soutiendront des négociations sous houlette turque.

Le média prokurde Arti Gerçek se fait, lui, plus critique envers cette initiative diplomatique. “Ce que veut la Turquie avant tout, ce n’est pas la paix mais la sauvegarde de ses intérêts, alors qu’elle est très liée à ces deux pays, en particulier sur le plan commercial”, estime un éditorialiste. Il souligne par ailleurs que les raisons invoquées par la Turquie pour envahir les régions kurdes de Syrie en 2018 et en 2019 au nom d’un prétendu “intérêt vital” ne sont pas très différentes de celles invoquées par Poutine pour envahir l’Ukraine au prétexte que celle-ci se serait trop rapprochée de l’Europe et de l’Otan.

Israël-Turquie : une course à la médiation ?

La presse israélienne suit également de près la médiation turque, d’autant que Tel-Aviv a lancé une initiative similaire quelques jours auparavant. Selon Zvi Barel dans Ha’Aretz, la Turquie est acculée à un difficile jeu d’équilibriste :

D’une part, Ankara considère l’Ukraine comme faisant partie de sa sphère d’influence régionale et comme un tampon entre la Turquie et la Russie, d’autant plus depuis que cette dernière a annexé la péninsule de Crimée en 2014. Mais, d’autre part, la Russie est l’un des partenaires commerciaux importants de la Turquie, une source majeure de touristes et son principal fournisseur de pétrole et de gaz.”

Le week-end dernier, le Premier ministre israélien, Naftali Bennett, a lancé une tentative de médiation entre Kiev et Moscou dont nul ne connaît à ce jour le contenu.

L’initiative de Bennett s’explique par “les relations qu’Israël doit impérativement entretenir avec l’Ukraine et la Russie pour veiller au sort des Juifs ukrainiens et russes et pour conserver une liberté d’action dans le ciel syrien que Poutine ne conteste pour l’instant pas”, explique le journaliste israélien, qui évoque “une course à la médiation” entre la Turquie et Israël.

Les deux pays pourront-ils surmonter leurs antagonismes et passer de la course à des initiatives coordonnées ? “Avec la somme de menaces communes aux frontières d’Israël et de la Turquie, nos deux pays ont un intérêt partagé à promouvoir à tout prix une issue diplomatique”, estime Zvi Barel.

Leur avantage relatif sur d’autres pays réside dans les liens qu’ils se sont gardés de rompre avec l’un ou l’autre des deux pays belligérants.

Mais, conclut Barel, “il reste une petite question sans réponse : en son for intérieur, Poutine prend-il au sérieux les efforts de médiation d’Ankara et de Jérusalem ?”.

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