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Le Monde, 03/02/2021
Marie Jégo (Istanbul, correspondante)
Depuis cinq semaines, des étudiants et professeurs manifestent contre la nomination, par le président Erdogan, de Melih Bulu, un fidèle du pouvoir, comme recteur de l’université.
La police turque a brutalement dispersé, mardi 2 février, des centaines d’étudiants rassemblés dans le quartier de Kadiköy, sur la rive asiatique d’Istanbul. Dans la soirée, 104 personnes ont été interpellées à Kadiköy mais aussi à Sariyer et Besiktas, deux quartiers de la rive européenne, où un dispositif policier avait été mis en place afin de filtrer les jeunes qui montaient sur les bateaux assurant la traversée du Bosphore pour rejoindre la rive asiatique.
Les manifestants réclamaient la démission de Melih Bulu, le nouveau recteur de l’université du Bosphore (« Bogazici », en turc), nommé à la tête de cet établissement prestigieux par le président Recep Tayyip Erdogan, au mépris des règles de cooptation, ainsi que la libération de leurs camarades emprisonnés ces derniers jours. « Les universités sont à nous ! », « Nous ne baisserons pas les yeux ! », scandaient les protestataires.
« Nous ne baisserons pas les yeux »
Ils ont été soutenus par les habitants du quartier, qui se sont mis à taper vigoureusement sur des casseroles et à klaxonner en signe d’adhésion au mouvement étudiant, auquel s’étaient joints des députés de l’opposition et des figures de la société civile. Des avocats, des artistes, des opposants ont aussi manifesté leur soutien en reprenant le hashtag #asagiyabakmayacagiz, « Nous ne baisserons pas les yeux ». Cette phrase fait suite à la réaction d’un policier en civil qui, lors de la manifestation de lundi à Bogazici, avait enjoint à un étudiant de « baisser les yeux ».
Mardi, les forces antiémeute ont fait assaut de brutalité, allant jusqu’à traîner des manifestants à terre et à les frapper à coups de pied. Un peu plus tôt dans la journée, sur le campus de Bogazici, des dizaines d’enseignants s’étaient rassemblés sous les fenêtres du recteur aux cris de « démission » pour protester contre l’arrestation, survenue la veille, de 159 étudiants. Les enseignants boudent le recteur et aucun n’a postulé pour être son adjoint, le poste demeure vacant. Les protestations ont également gagné Ankara, la capitale, où la police a arrêté, mardi, 69 personnes parmi celles qui s’étaient rassemblées en signe de soutien aux étudiants d’Istanbul.
Voici plus d’un mois que des étudiants et des enseignants de Bogazici rejettent la nomination de Melih Bulu, un universitaire au profil académique médiocre mais dont la loyauté au pouvoir est sans faille puisqu’il est membre du Parti présidentiel de la justice et du développement (AKP). Le mouvement de protestation a pris de l’ampleur après l’arrestation, samedi 30 janvier, de quatre étudiants accusés d’avoir exposé sur le campus une affiche jugée insultante envers l’islam. L’affiche représentait la Kaaba, le site islamique le plus sacré en Arabie saoudite, ornée aux quatre coins de drapeaux arc-en-ciel, le symbole de la communauté LGBT.
Tweet insultant
« Devrions-nous tolérer que les dégénérés LGBT insultent la sainte Kaaba et tentent d’occuper le rectorat ? Bien sûr que non », a écrit le ministre turc de l’intérieur, Süleyman Soylu, sur son compte Twitter. Son tweet, jugé insultant, a ensuite été suspendu par le réseau social. La tension est montée d’un cran, lundi 1er février, sur le campus de l’université, transformé en camp retranché, avec des tireurs d’élite déployés sur les toits des bâtiments. Le président turc a ensuite jeté de l’huile sur le feu en assimilant les étudiants protestataires à des « vandales », tous affilés au mouvement LGBT. Juste après son discours, la police a interpellé 159 étudiants, 98 ont été libérés mardi.
Hüda Kaya, députée du Parti démocratique des peuples (HDP, prokurde), qui était sur place, lundi, avec d’autres élus de son parti, a été empêchée de pénétrer sur le campus. Elle déplore la diabolisation des étudiants et des personnes LGBT. « Ils sont diabolisés parce qu’ils résistent. Pour consolider son électorat, le gouvernement islamo-conservateur décrit ces jeunes comme des délinquants, ce qui est faux. En réalité, le gouvernement est désespéré, il ne sait que faire pour détourner l’attention des principaux problèmes, économiques surtout. Alors il brandit les valeurs “sacrées”, la patrie, le drapeau, la religion… », explique la députée, qui porte le foulard. « J’ai bien connu, dans les années 1990, la stigmatisation par les autorités des femmes qui portaient le foulard. A cette époque, Bogazici était la seule université à accepter des jeunes filles voilées et voilà qu’aujourd’hui des policières en foulard attaquent les étudiants de cette université… »
Les quatre étudiants arrêtés samedi risquent des peines de prison pour « incitation à la haine », « dégradation de bien public » et, encore plus étonnant, pour « entrave aux libertés individuelles ». Deux d’entre eux ont été assignés à résidence, les deux autres sont toujours détenus. L’insulte « à la sainte Kaaba » ne peut être reconnue par le code pénal turc « qui ne reconnaît pas la notion de blasphème », précise Levent Piskin, avocat à Istanbul. La Turquie reste une république « laïque » selon la Constitution que le président Erdogan ambitionne d’ailleurs de modifier, ainsi qu’il l’a annoncé lundi. Un étudiant de Bogazici, qui souhaite garder l’anonymat, assure que les manifestations vont continuer. « Nous ne voulons pas de Bulu. D’ailleurs, à part Erdogan, personne ne veut de lui. »
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