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Le Point, le 13/10/2020
ÉDITO. L’ingérence turque au Caucase met en lumière les difficultés du président russe à contrôler l’espace postsoviétique, de l’Asie centrale à l’Europe.
Par Luc de Barochez
Derrière la flambée de violences qui a éclaté autour du Haut-Karabakh, il y a le bras de fer auquel se livrent deux despotes. Vladimir Poutine et Recep Tayyip Erdogan écrivent un nouvel épisode de l’affrontement séculaire des Empires russe et ottoman. Depuis Ivan le Terrible au XVIe siècle jusqu’au début du XXe siècle, une douzaine de guerres ont dressé le tsar et le sultan l’un contre l’autre. Erdogan a rallumé les hostilités fin septembre, en poussant son allié azerbaïdjanais à s’en prendre à l’enclave montagneuse arménienne. Après un silence embarrassé de onze jours, Poutine a tenté de reprendre le contrôle en imposant une trêve aux belligérants. Le cessez-le-feu fut violé sans tarder.
Le premier acte des hostilités s’est ainsi conclu à l’avantage du dirigeant turc qui, pour la première fois, a manifesté son pouvoir de nuisance jusque dans l’arrière-cour de Moscou. Le défi est alarmant pour le président russe. Celui-ci, qui considère la disparition de l’Union soviétique en 1991 comme « la plus grande catastrophe géopolitique du XXe siècle », a fait du contrôle de l’espace postsoviétique un axe clé de sa politique de puissance.
L’ambition de Poutine est en péril. De l’Asie centrale jusqu’à l’Europe, l’ensemble des marches de la Russie se dérobe à sa domination. Au Kirghizistan, le pouvoir prorusse est bousculé dans la rue par l’opposition, à la suite des élections législatives manipulées. En Biélorussie, les protestations ne faiblissent pas depuis l’été contre le dictateur Alexandre Loukachenko. En Ukraine, le président russe s’est aliéné l’essentiel de la population en poursuivant le conflit au Donbass. À l’intérieur même de la Russie, l’agitation se poursuit depuis plusieurs semaines dans la région de Khabarovsk en Extrême-Orient. Et le retour programmé d’Alexeï Navalny, l’opposant russe qui a survécu grâce aux médecins allemands à un empoisonnement à l’arme chimique, pose un casse-tête de plus au maître du Kremlin.
Erdogan a franchi deux lignes rouges
De tous ces maux, le plus douloureux pour la Russie est l’ingérence turque, car elle la touche sur son flanc le plus sensible : le Caucase. Erdogan a franchi deux lignes rouges, en faisant de l’Azerbaïdjan la nouvelle tête de pont de sa politique d’islamisme conquérant et en dépêchant sur le front des mercenaires syriens. Il a ravivé la menace islamiste dans une zone où elle est latente ; il a montré que la Russie n’était pas la seule puissance à pouvoir y intervenir militairement. Moscou est très préoccupé par la possible déstabilisation de républiques musulmanes sur le versant nord du Caucase, comme la Tchétchénie, qui fait partie de la Fédération de Russie et où des guerres féroces ont eu lieu dans les années 1990.
L’instabilité de l’espace postsoviétique n’est pas une nouveauté, mais Poutine avait toujours réussi, jusqu’alors, à l’utiliser à son avantage. Comme en 2014, lorsqu’il avait exploité le désordre à Kiev pour faire main basse sur la Crimée. Ou en 2008, lorsqu’il avait saisi l’occasion d’un faux pas de la Géorgie pour conforter son contrôle sur l’Ossétie du Sud. Ce qui est nouveau, c’est qu’il n’arrive plus à reprendre la main. Erdogan a modifié la donne à son profit dans le Caucase, comme déjà au début de l’année en Libye et comme il avait tenté, mais là sans grand succès, de le faire en Syrie. À chaque fois, il n’a pas hésité à s’en prendre aux intérêts russes.
En Libye comme en Syrie cependant, Poutine et Erdogan ont montré qu’ils savaient tenir compte de leurs intérêts réciproques et ne pas aller trop loin dans l’affrontement. Les hommes forts se comprennent. Le Russe ménage le Turc, car celui-ci lui est très utile à chaque fois qu’il déstabilise l’Otan – comme lorsqu’il achète des systèmes russes de missiles antimissiles S-400 ou qu’il provoque la Grèce en Méditerranée orientale – et qu’il montre ainsi la vacuité des prétentions américaines à continuer d’exercer un leadership planétaire. Mais le néosultan d’Ankara est-il allé trop loin cette fois-ci ?
On a l’habitude de dire que le repli américain ouvre la voie à l’affirmation des nations. Ce qu’on observe à la charnière de l’Europe et de l’Asie, c’est plutôt le retour des empires. Un Empire russe finissant, dont Vladimir Poutine peine à maintenir la cohérence, face à un Empire ottoman fantasmatique, que Recep Tayyip Erdogan ambitionne de ressusciter pour fuir ses difficultés intérieures. Deux tyrans à la tête de pays en crise, et dont le prochain terrain de rivalité, après la Syrie, la Libye puis le Caucase, pourrait bien se situer au sein même de l’Europe : dans les Balkans.
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