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Le Monde, le 23/06/2020
Par Marie Jégo et Madjid Zerrouky
Libye, nouvelle Syrie ? (2/6). Ankara a enraciné son influence en Libye de l’Ouest en fournissant une aide militaire massive au gouvernement de Tripoli.
Une Tripolitaine turque ? L’interrogation n’est plus incongrue depuis que le pari d’Ankara sur la région occidentale de Libye s’est pour l’instant avéré payant. En se portant au secours du gouvernement d’accord national (GAN) du premier ministre libyen, Faïez Sarraj, le président turc, Recep Tayyip Erdogan, a renversé le cours de la guerre autour de Tripoli, où les forces assaillantes du maréchal dissident Khalifa Haftar, appuyées par les mercenaires russes du groupe Wagner, grignotaient inexorablement du terrain. Le soutien turc – aérien notamment – au GAN de Sarraj a été à ce point efficace qu’Haftar et ses alliés ont dû battre en retraite pour se replier vers leurs bastions aux confins de la Tripolitaine (ouest) et de la Cyrénaïque (est).
Ces points marqués en Libye s’inscrivent dans une posture régionale de la Turquie de plus en plus agressive. Ankara a renforcé son pouvoir de nuisance en Méditerranée en empêchant l’exploration de gaz par des sociétés privées dans les zones contestées. Un tel activisme diplomatico-militaire est conforme à la doctrine « patrie bleue » conçue par les généraux de l’armée turque hostiles à l’OTAN. C’est sur eux qu’Erdogan, le « Grand Turc », s’appuie pour réaliser ses plans, faire de son pays une puissance régionale capable d’imposer son veto tant en Méditerranée orientale que dans la mer Noire et en mer Egée. En Libye, « ces terres où nos ancêtres ont marqué l’histoire », Erdogan n’hésite pas à convoquer la mémoire de l’Empire ottoman pour justifier ses prétentions actuelles.
Présente autour de Tripoli depuis 2019, la Turquie n’a jamais ménagé son soutien au GAN, auquel elle a fourni, plus ou moins secrètement, des mercenaires syriens, des armes, des munitions, des véhicules de transport de troupes et des drones. Dès avril 2019, lorsque le maréchal Haftar lançait son offensive sur Tripoli, les livraisons se sont accélérées. En août de la même année, un centre de commandement, commun à l’armée turque et aux services secrets (MIT), a été établi à Tripoli.
Armes et munitions
L’engagement turc est monté en gamme en novembre 2019, après que deux accords de coopération – l’un sécuritaire, l’autre maritime – ont été signés à Istanbul entre M. Erdogan et M. Sarraj. « Nous ne pouvons pas aller en Libye sans invitation », résuma M. Erdogan un mois plus tard. Il s’agissait de donner une apparence de légalité à l’intervention. Invoquant cette demande de soutien de la part du gouvernement de Tripoli, reconnu comme légitime par l’ONU, la Turquie estime que le cadre de son action est légal. Pour Ankara, il ne saurait donc être question de violations de l’embargo imposé en 2011 par les Nations unies sur les livraisons d’armes vers la Libye.
Le 2 janvier, le Parlement turc approuvait le principe d’une intervention. Depuis lors, conseillers militaires, équipements, armes et munitions n’ont cessé d’affluer tant à Tripoli et qu’à Misrata, tandis que des navires turcs positionnés au large des côtes libyennes entraient parfois en action, servant de rampes de lancement à des missiles visant les positions de l’Armée nationale libyenne (ANL) d’Haftar.
A Tripoli, le centre de commandement a été renforcé par l’arrivée d’un groupe d’experts militaires turcs. Ils ont été chargés de la mise en place de radars, de systèmes de défense aérienne, d’appareils de vision nocturne et surtout de nouvelles techniques de guerre électronique, un domaine où l’industrie turque de défense ne cesse d’avancer.
Mercenaires syriens pro-turcs
Bien décidés à réduire les capacités aériennes de l’ANL, les Turcs ont fourni au GAN de Tripoli le nec plus ultra de leur matériel militaire. En supplément des drones armés Bayraktar TB2 et Anka-S, qui se sont montrés performants contre les systèmes russes de défense anti-aérienne de courte portée Pantsir-S1, des dispositifs de brouillage sophistiqués ont été déployés. L’entrée en action des systèmes électronique Koral et MİLKAR-3A2, habiles à brouiller et à neutraliser les radars et les fréquences ennemies, ont achevé de mettre en déroute les forces adverses. Ankara ira-t-il jusqu’à établir des bases militaires permanentes à Al-Watiya, non loin de la frontière tunisienne, et à Misrata, situé à 200 km à l’est de Tripoli, ainsi que l’évoquait une source turque à l’agence Reuters ?
Dans cette percée d’Ankara en Tripolitaine, des contingents de mercenaires syriens proturcs ont également eu toute leur importance. Loin du conflit high-tech mené par les forces régulières turques, ils livrent une guerre de fantassins à bon marché, chaotique. Des dizaines d’entre eux ont perdu la vie dans les combats. Mohamed Al-Hassan a ainsi été inhumé le 1er juin à Afrin, une enclave kurde du nord de la Syrie envahie par l’armée turque et ses supplétifs syriens en mars 2018. Bien loin de sa région natale du Qalamoun, une chaîne montagneuse des environs de Damas, à 400 km plus au sud. Plusieurs milliers d’habitants de cette ancienne région rebelle s’étaient établis à Afrin après leur expulsion par le régime de Damas, occupant les demeures laissées vides par les habitants kurdes qui ont fui l’occupation turque ou qu’ils ont eux-mêmes chassés. Ses proches ne se sont pas épanchés sur les raisons de sa disparition. Certains ont juste admis qu’il était « tombé en martyr en combattant les ennemis de Dieu ».
Il a été tué en Tripolitaine dans la seconde quinzaine de mai, rejoignant ainsi dans le « martyre » l’un des ses cousins, prénommé Mohamed lui aussi, mort le 3 mai à Salaheddine, un faubourg du sud de la capitale libyenne. Ils avaient respectivement 25 et 26 ans et étaient membres de la brigade Al-Mutasim. Un groupe rebelle fondé en 2015 dans le nord du pays, à la frontière turque.
Référence à un âge d’or médiéval ou ottoman
Ils auraient tout aussi bien pu appartenir à la brigade turkmène Suleiman Shah ou à la division Sultan Murad, les principaux groupes armés syriens actifs en Libye aux côtés du GAN. Derrière ces appellations grandiloquentes, référence à un âge d’or médiéval ou ottoman, se cachent d’anciennes mini-armées en déroute. Vaincues par les forces de Damas, elles sont désormais projetées d’un bout à l’autre du Nord syrien et sur la rive africaine de Méditerranée au gré des intérêts de leur maître : la Turquie.
Le président turc Recep Tayyip Erdogan (à droite), et Faïez Sarraj, chef du gouvernement de Tripoli, à Ankara, le 4 juin 2020. AP
Regroupés sous l’appellation d’Armée nationale syrienne, leur loyauté envers Ankara avait déjà été testée, avec succès, lors des différentes opérations transfrontalières menées par les Turcs en Syrie en 2017 (« Bouclier de l’Euphrate »), 2018 (« Rameau d’olivier ») et 2019 (« Source de paix »).
« Ils n’ont quasiment plus tiré une balle contre le régime depuis trois ans », remarquent leurs détracteurs. « Les Syriens n’ont pas pris les armes pour se transformer en mercenaires combattant dans les guerres d’autrui, loin de leurs terres et des principes de leur révolution », dénonçaient dès le mois de décembre 2019 près de 300 personnalités issues de la société civile syrienne.
Combien de ces soldats perdus de la guerre syrienne combattent aujourd’hui en Tripolitaine ? Ils étaient 2 000 au début de l’année ; 7 000 aujourd’hui, avance Paris, qui, hostile aux projets turcs, pourrait avoir intérêt à surestimer leur nombre.
Des contrats pour un engagement
Contre toute évidence, leurs chefs nient toute présence en Libye : « Je ne connais rien de la Libye, mais je prie Dieu de tout mon cœur d’accorder la victoire aux héros du gouvernement d’accord national face au félon Haftar », osait tout de même déclarer le 26 mai le chef de la brigade Suleiman Shah, Mohamed Jassim. Deux jours plus tôt, l’un de ses bras droits paradait dans le camp militaire d’Hamza, au sud de Tripoli, qu’il venait de capturer avec le soutien des drones turcs.
Si la présence des Syriens permet à la Turquie d’intervenir au sol à peu de frais, cette dernière se montre néanmoins généreuse. Les contrats proposés pour un engagement de trois mois en Libye se font sur une base moyenne de 2 000 dollars (1 800 euros) mensuels. C’est bien plus que les 450 à 750 livres turques (58 à 100 euros) versées par Ankara à un milicien déployé à Afrin ; et c’est une manne astronomique pour des familles de naufragés de la guerre : l’équivalent de plus de deux ans du salaire moyen actuel en Syrie..
« Les combattants de l’Armée nationale choisissent volontairement de se rendre en Libye (…). Les civils qui souhaitent y être envoyés doivent d’abord rejoindre l’un des groupes armés dans les zones de “Bouclier de l’Euphrate”, “Rameau d’olivier” et de “Source de paix”, puis candidater comme les autres combattants », note l’ONG Syrians for Truth and Justice (STJ), qui a enquêté sur le terrain. Recrutés en Syrie, ces auxiliaires syriens sont acheminés en Libye, via la Turquie, à bord d’Airbus civils des compagnies Libyan Airlines, Libyan Wings et Afriqiyah Airways.
Un humanitaire du nord du pays résume le cynisme d’Ankara : « La valeur de la vie d’un Syrien est comme la livre syrienne, elle est en pleine dévaluation. On envoie des gens se faire tuer, parfois contre l’espoir de nourrir leur famille, et on promet la nationalité turque aux proches des “martyrs”… »
Prochain article : Moscou et les autres parrains d’Haftar veulent sanctuariser la Cyrénaïque
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