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Le Monde, le 30/10/2019
Marie Jégo (Istanbul, correspondante) et Allan Kaval (Derbassiyé, Syrie, envoyé spécial)
Conformément à l’accord entre Moscou et Ankara, les forces kurdes ont achevé leur retrait, mardi. Mais des affrontements ont opposé l’armée turque aux forces de Damas, causant la mort de six soldats syriens.
L’officier de la police militaire russe a l’air préoccupé. Dans l’habitacle de son tout-terrain blindé, portière ouverte, sa voix s’agace au téléphone. Le convoi de trois véhicules qui comprend un autre blindé léger et un transport de troupes, drapeau russe dans le vent d’automne, s’est arrêté dans une rue de la petite ville kurde de Derbassiyé.
Cette localité, que les pluies de la nuit ont recouverte de boue et que l’offensive menée par Ankara – lancée dans le nord du pays – a privée d’une partie de ses habitants, abrite un poste-frontière avec la Turquie. Au bout de la rue où les militaires russes se sont arrêtés, au-dessus du no man’s land, flotte le rouge du drapeau turc. On distingue là -bas, à quelques centaines de mètres, des silhouettes gris et vert, tendues sur leurs armes, des soldats de l’armée turque.
Quelques membres des forces de sécurité intérieure kurdes accompagnent le convoi, semblant tout ignorer de sa destination finale.
« Les Russes nous ont ramené la paix »
La présence des véhicules russes attire des habitants de la petite ville kurde qui vivent dans l’angoisse d’une reprise des combats. « Cela fait des semaines qu’on ne pouvait plus approcher de ce quartier sans se faire tirer dessus par des snipers turcs ! Les Russes nous ont ramené la paix, on est vraiment rassurés de les voir ici ! », confie dans un sourire un jeune trentenaire kurde, gérant d’un bureau de change, bras dessus bras dessous avec un ami.
Leur fait-il plus confiance qu’aux Américains ? « Tout ça nous dépasse. Le principal, c’est que les Turcs ne tirent plus ! » Dans le nord de la Syrie, un jour de paix, c’est toujours ça de pris. A chaque jour suffit sa peine.
Le délai imparti aux forces kurdes syriennes pour quitter les zones frontalières sous peine d’une reprise de l’offensive – tel qu’il a été prévu le 22 octobre par les accords de Sotchi entre la Russie et la Turquie – a expiré. La police militaire russe, qui a été renforcée mardi dans le nord-est de la Syrie par de nouveaux contingents tchétchènes, patrouille désormais sur la frontière dont les environs sont aussi ponctués de nouveaux postes de l’armée syrienne.
Le long de la route qui relie les localités limitrophes de la Turquie au sud du mur de béton érigé par Ankara entre les deux pays, le drapeau du régime de Damas a fait son retour après plus de sept années d’absence.
Mais au poste-frontière vers lequel le convoi russe a repris son parcours, les drapeaux du mouvement kurde, les portraits de son chef emprisonné en Turquie, Abdullah Öcalan, sont toujours là . L’officier de la police militaire est accompagné de ses hommes, qui se parlent en tchétchène, et des membres des forces kurdes de sécurité, foulards à fleurs autour du cou.
Lourdes pertes pour les forces de Damas
Il a ouvert la barrière et entre à présent dans la zone frontalière. Dans son uniforme sable, l’officier en fin de carrière, lesté d’un embonpoint respectable, marche d’un pas assuré vers le territoire turc, signalé par une dizaine de paires de bottes militaires.
Mais derrière lui une détonation retentit. Grenade venue du côté turc ? L’explosion est limitée, mais la confusion règne et le bruit brûlant du projectile fait place aux cris des blessés. Un homme saigne à la tête, un autre, pantalon en sang, est porté par deux comparses. Quatre civils ont reçu des éclats du projectile. Ils recevront les premiers soins à l’hôpital de la ville.
Les officiers russes devaient rencontrer les militaires turcs et comparer leurs cartes militaires dans le cadre de l’effort conjoint de surveillance de la frontière. L’incident, bien que léger, signale une mise en œuvre pour le moins heurtée…
Au même moment, à une cinquantaine de kilomètres, les forces du régime, alliées de Moscou, essuyaient, elles, des pertes importantes lors de leurs premiers affrontements directs avec les forces turques.
Cinq soldats syriens ont été tués mardi par des « tirs d’artillerie » turcs, et un sixième a été « exécuté » par les rebelles pro-Turcs près du village d’Al-Assadiya, à moins de dix kilomètres de la frontière, selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH). Des faits d’armes attribués à la Brigade Sultan Murad, composée de djihadistes turkmènes armés, entraînés et payés par la Turquie. Au cours de ces affrontements, quatorze soldats syriens ont été capturés par les supplétifs pro-Turcs. L’information a été divulguée par un Tweet du ministère turc de la défense, selon lequel dix-huit soldats syriens au total sont actuellement retenus en otages par les rebelles.
Les affrontements meurtriers de mardi n’ont suscité ni déclaration ni commentaire, même pas une ligne dans les médias, à Ankara comme à Moscou.
Sur le terrain, les accrochages sont légion
En pleine réalisation de leur « partenariat stratégique », les présidents russe Vladimir Poutine et turc Recep Tayyip Erdogan veulent croire en l’accord scellé le 22 octobre à Sotchi. La rencontre avait pourtant d’emblée démarré sur une fausse note, M. Poutine demandant à M. Erdogan de remballer la carte du nord-est de la Syrie que celui-ci venait de lui mettre sous le nez, mais, après d’âpres discussions, un accord avait fini par voir le jour.
Les forces kurdes l’ont respecté à la lettre. Le Kremlin a informé mardi le palais présidentiel à Ankara que leur retrait avait bien eu lieu. « Il s’est terminé plus tôt que prévu », s’est même félicité le ministre de la défense russe Sergueï Choïgou.
Il s’agit de contenter l’allié turc, ulcéré par le contact que M. Choïgou a dû établir ces derniers jours, via Skype, avec Mazloum Kobane Abdi, le responsable des forces kurdes de Syrie, pour discuter du retrait. La séquence a été montrée par les télévisions russes, suscitant l’ire des commentateurs de la presse turque, dépités par cette prise de contact « avec un terroriste ».
Des pourparlers russo-turcs ont débuté lundi à Ankara, où les patrouilles conjointes sont discutées entre militaires. « Elles vont bientôt commencer », s’est réjoui mardi soir Hulusi Akar, le ministre de la défense turc.
Leur efficacité reste à démontrer. Sur le terrain, les accrochages sont légion malgré l’arrêt, annoncé mais jamais vraiment réalisé, de l’offensive turque en cours depuis le 9 octobre. Au fur et à mesure que les forces loyalistes syriennes avancent, elles se retrouvent au contact de l’armée turque et de ses mercenaires syriens, avides d’en découdre avec elles.
Et alors que les Turcs et leurs alliés syriens ont à leur disposition de l’artillerie lourde, un appui aérien, des drones, les forces de Damas – des « gardes-frontières » selon les termes de l’accord de Sotchi – apparaissent bien démunies. La Russie ne leur offre aucune couverture aérienne, laissant la pleine maîtrise des airs à la Turquie.
Le Monde
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