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Les Echos, le 28/06/2019
Par Dominique MOÏSI
La victoire d’un opposant au tout puissant Recep Tayyip Erdogan à la mairie d’Istanbul est un signal fort. Il témoigne de la persistance d’une réelle vitalité démocratique en dépit de l’autoritarisme du régime en place.
A la fin du XXe siècle, 62 % des pays dont la population était égale ou supérieure à un million étaient des démocraties. Près de vingt ans plus tard, ils ne sont plus que 51 %. Cette érosion de la démocratie est-elle irrésistible comme le proclame Vladimir Poutine dans un long entretien accordé au « Financial Times » ?
Ce qui vient de se passer à Istanbul le week-end dernier tendrait à prouver que la réalité est plus complexe et que l’histoire n’est pas écrite. L’humiliante défaite de l’ancien Premier ministre Binali Yildirin, le candidat de l’AKP (le parti de Recep Tayyip Erdogan), est, toutes proportions gardées, infiniment plus déstabilisante pour le pouvoir turc que n’a pu l’être pour le pouvoir chinois le recul de Pékin à Hong Kong. Ce qui constitue peut-être le dernier souffle de démocratie en Chine, peut à l’inverse être le premier retour du Printemps en Turquie. Dans l’histoire récente de la Turquie, il y aura un avant, et un après juin 2019.
Le pari raté d’Erdogan
En n’acceptant pas sa courte défaite à Istanbul lors des précédentes élections municipales, le Président Erdogan a pris le risque d’imposer une nouvelle élection. Avec cette défaite, il a perdu beaucoup plus que le simple contrôle sur « sa » ville et sur les ressources financières pour son parti, qui provenaient de la ville phare en matière de commerce et de tourisme. Erdogan donne le sentiment d’avoir perdu de son flair politique en s’engageant de manière impulsive dans une bataille qu’il ne pouvait que perdre. Les électeurs n’aiment pas que l’on remette en cause leurs choix initiaux.
Est-ce le début de la fin pour ce dirigeant, ou l’homme est-il suffisamment habile et énergique pour rebondir en se réinventant, comme il l’a déjà fait dans le passé ?
La victoire du candidat de l’opposition Ekrem Imamoglu du parti républicain du peuple, avec plus de 54 % des voix exprimées, est d’abord une victoire pour la démocratie en Turquie. C’est aussi la démonstration qu’il y a un espace de liberté – électorale au moins – dans le modèle, toujours plus autoritaire, turc. Les populistes arrivés au pouvoir par les urnes peuvent être contraints de quitter le pouvoir par les urnes. Mais cet espace de liberté ne saurait faire oublier une autre réalité : des dizaines de milliers d’enseignants, de fonctionnaires, de policiers, de militaires ont été emprisonnés depuis l’échec de la tentative de coup d’Etat de juillet 2016. Des dizaines de milliers d’autres ont perdu leur travail.
Erosion du pouvoir
Le phénomène d’érosion du pouvoir est universel et affecte tout autant les régimes autoritaires et les « démocraties Potemkine » qui n’ont de démocratique que l’élection, que les régimes réellement démocratiques. Comme Premier ministre d’abord, puis comme Président, Erdogan est à la tête de la Turquie depuis dix-sept ans. C’est une très longue période. Le pouvoir ne fait pas que corrompre. Il isole, il fait perdre le contact avec la réalité, au point d’en oublier les « fondamentaux ». La Turquie est certes profondément divisée entre zones rurales où le pouvoir en place reste populaire et des zones urbaines, toujours plus peuplées où la « résistance » ne fait pas que s’organiser, mais triomphe comme ce fut le cas au-delà d’Istanbul, à Ankara et Izmir, lors des dernières élections municipales.
Victoire de l’islam modéré
Au-delà de l’usure du pouvoir, il y a les choix faits par l’opposition. Au moment où Erdogan durcissait la nature de son régime, tant sur le fond que sur la forme, se faisant le porte-parole d’un islam toujours moins modéré, le nouveau maire d’Istanbul, Ekrem Imamoglu, suivait une démarche exactement inverse. Il choisissait en quelque sorte, de réunir les modérés de tous bords, y compris les religieux partisans d’un islam modéré.
Cette victoire « centriste » est d’autant plus remarquable, qu’elle se produit dans un contexte de rupture toujours plus grande entre héritiers du Kémalisme, tenants de la laïcité, et ceux qui devenaient avec le temps toujours plus musulmans et toujours moins démocrates.
Les leçons d’une défaite
La défaite d’Erdogan à Istanbul, même s’il ne faut pas en exagérer la signification, est porteuse de leçons qui vont au-delà de la seule Turquie. Le Président turc s’inspirait de plus en plus, disait-on, du modèle suivi par Poutine en Russie. L’inverse pourrait-il être vrai ? Poutine ne doit-il pas s’inquiéter de la « mésaventure » survenue à son disciple ottoman ?
Un régime autoritaire détient son principe de légitimité, de la peur qu’il inspire, de la fierté nationale qu’il renforce et exploite, mais aussi de la prospérité économique qu’il crée ou accompagne. Si ce dernier ingrédient disparaît, les deux autres s’en trouvent fragilisés. La valeur de la monnaie turque s’est appréciée de près de 10 % après la défaite du candidat d’Erdogan à Istanbul, comme s’il existait un lien direct entre l’affaiblissement de l’un et le renforcement de l’autre.
Choix difficile
Erdogan se trouve devant un choix difficile. S’il est pragmatique, il consacrera l’essentiel de ses énergies à la reprise économique de son pays. Un tel projet est-il compatible avec un renversement de ses alliances diplomatiques ? La Turquie peut rêver – sinon de véritable renversement d’alliances – au moins de pouvoir concilier son appartenance à l’Otan avec une réorientation vers la Russie de sa politique d’achats d’armements . Mais est-ce bien réaliste, surtout si l’économie devient pour le régime une source de faiblesse, plutôt que de force ?
Il fut un temps où fier de sa croissance vigoureuse, la Turquie pouvait dire, « c’est moi qui choisis » entre la tentation de l’Occident et celle de l’Orient. Tel n’est plus le cas aujourd’hui. Et ce n’est pas la Russie qui peut sortir la Turquie de la période de contraction économique qu’elle traverse.
L’énergie de sa population, l’ouverture au monde et aux autres, sans oublier bien sûr la démographie, constituent des atouts certains pour la Turquie. Les habitants d’Istanbul viennent aussi de faire la démonstration que la revendication démocratique, loin d’être dépassée, est toujours d’actualité en Turquie.
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