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Sputnik France, le 15/05/2019
Fabien Buzzanca
Selon Le Point, une délégation turque est attendue les 20 et 21 mai en France afin d’observer les lycées internationaux. Le but? Envisager l’implantation de lycées turcs dans l’Hexagone. De quoi créer des tensions diplomatiques supplémentaires entre Paris et Ankara. Karim Ifrak, islamologue et chercheur au CNRS, nous livre son analyse.
«Des Français sont mis sous pression à Istanbul et à Ankara par le pouvoir d’Erdogan, qui cherche à implanter des écoles turques en France, et le Quai d’Orsay ne bouge pas.»
Cet indiscret publié le 3 mai par Le Point, qui cite une source proche du dossier, a déclenché une véritable polémique. D’après l’hebdomadaire, des «fonctionnaires» d’Ankara sont venus «contester les fondements légaux de la scolarisation d’enfants turcs» dans les lycées français du pays qui enseignent le programme français. Ce coup de pression aurait pour origine un projet d’implantation de lycées turcs en France. Une délégation d’Ankara serait même attendue dans l’Hexagone les 20 et 21 mai pour jeter un Å“il aux lycées internationaux.
​L’information du Point a été prise très au sérieux par Jean-Michel Blanquer, ministre de l’Éducation, qui réagissait le 10 mai sur RMC:
«Chacun sait que la Turquie est dans une logique particulière. Elle a tourné le dos à la laïcité qui a caractérisé son histoire pendant des décennies et elle est dans une logique de fondamentalisme islamiste et d’extension. On doit être totalement lucides par rapport à cet enjeu et donc je suis évidemment très vigilant sur cette initiative.»
La réaction ne s’est pas fait attendre de l’autre côté. L’ambassade de Turquie en France a fourni à Sputnik un communiqué du porte-parole du ministère des Affaires étrangères, Hami Aksoy. Ce dernier a été rédigé «en réponse à une question concernant les articles parus dans la presse française et les propos du ministre de l’Éducation nationale de France à propos de l’ouverture en France d’écoles turques soutenues par l’Ambassade». Un document qui parle d’«éléments de manipulation» côté français.
«Nous sommes surpris et attristés par les propos tenus par le ministre de l’Éducation nationale de France à ce sujet. Il semble que le ministre français n’a pas été correctement informé de ce processus. Il nous est impossible d’accepter ces déclarations basées sur des allégations imaginaires et dénuées de tout fondement. Par ailleurs, nous souhaitons rappeler que des écoles françaises soutenues par l’ambassade de France sont présentes en Turquie. Les négociations concernant les écoles que la Turquie envisage d’ouvrir en France en conformité avec le système d’enseignement français sont en réalité menées dans la perspective d’établir la réciprocité eu égard aux écoles françaises existantes en Turquie», pouvait-on notamment lire.
Pour Karim Ifrak, islamologue et chercheur au CNRS, il est évident que le pouvoir turc se cherche des relais idéologiques en France:
«La Turquie était déjà sur un projet d’université en Europe. Il n’y a pas mieux qu’une école, qu’un lycée, qu’une université pour développer et propager son idéologie. Erdogan en a parfaitement conscience. D’autant plus qu’il s’est rendu compte que le projet d’écoles de Gülen, avec la propagation idéologique qui l’accompagnait, a fini par lui nuire. L’idée de mettre en place une sorte de contre-réforme semble séduisante pour Erdogan et je pense qu’il travaille dessus avec acharnement.»
Les deux dernières décennies ont vu un important développement des «écoles Gülen», notamment en Afrique et en Asie centrale. L’intellectuel turc Fethullah Gülen, qui milite pour une approche moderne de l’islam, est à l’origine du projet. L’homme vit en exil aux États-Unis et a été accusé par Ankara d’avoir été derrière le coup d’État manqué en Turquie qui a eu lieu dans la nuit du 15 au 16 juillet 2016. Ankara s’affaire depuis à faire fermer ces écoles.
En 2014, un reportage de France 24 s’intéressait à l’ouverture de l’une de ces «écoles Gülen» à Villeneuve-Saint-Georges, en banlieue parisienne. L’établissement, nommé EducActive, accueille des élèves du primaire au lycée. Il assure proposer un enseignement laïque. Contacté par Sputnik France, un individu travaillant au sein de l’école et souhaitant conserver l’anonymat, nous a assuré qu’elle n’avait «aucun lien avec la Turquie ni avec le mouvement Gülen». À la mention de l’article de France 24, ce dernier s’est contenté d’un lapidaire: «C’est vieux tout ça!»
Côté français, dans l’enseignement public, les 15 sections internationales au lycée proposées par l’Éducation nationale ne proposent pas la langue turque. Ils existent cependant des internats qui enseignent des cours en langue turque et l’islam le soir aux élèves. De plus, un premier lycée turc a ouvert ses portes à Strasbourg en 2015. Le lycée Yunus Emre propose ainsi à ses élèves «de suivre un double cursus, celui de l’Éducation nationale et celui de l’enseignement confessionnel en vigueur en Turquie, à raison de trois heures et demie par semaine pour les cours de religion», comme l’expliquent nos confrères de 20 Minutes. L’ambassade de Turquie en France nous a confirmé qu’elle n’accueillait pas d’école en son sein, comme c’est le cas, par exemple, pour l’ambassade de Russie en France. Mais ce n’est pas par l’ouverture d’une école au sein de sa représentation diplomatique qu’Erdogan est intéressé.
«Je pense qu’Erdogan a parfaitement conscience que la diaspora turque en Europe est importante, notamment en France. Le fait de mettre en place des écoles et des lycées qui permettraient de pérenniser l’esprit de la communauté turque lui semble important et intéressant. Nous le voyons aujourd’hui avec ce projet qui, même s’il est au stade embryonnaire, ne peut pas être ignoré», explique Karim Ifrak.
Emre Demir, ancien directeur de la rédaction de l’hebdomadaire Zaman France et cité par La Croix, estime la communauté franco-turque à 630.000 personnes, ce qui représente beaucoup de monde.
​Reste le problème de la faisabilité. La Turquie est actuellement en récession, pour la première fois depuis 10 ans. Erdogan pourrait être amené à réaliser des arbitrages budgétaires qui freineraient ses projets. Pour Karim Ifrak, les financements pourraient venir de pays alliés:
«Il est vrai que la Turquie est traversée à la fois par une crise politique et économique. Sur le plan politique, nous voyons qu’Erdogan arrive plus ou moins à diriger sa barque et à se maintenir depuis un certain temps et il me semble que ce n’est pas prêt de changer. Concernant l’économie, la Turquie est actuellement déstabilisée. La question est de savoir comment Ankara pourrait financer un tel projet est donc légitime. Mais il ne faut pas oublier que la crise économique finira par passer et surtout que la Turquie compte quelques amis puissants. Je pense notamment au Qatar, qui pourrait facilement financer un tel projet.»
Côté français, pour le moment, c’est non. «Je lui dis non, parce que je pense que nous avons aujourd’hui trop de gestes inamicaux qui nous viennent de la Turquie, nous avons trop d’inquiétudes sur ce que font déjà les autorités turques vis-à -vis des communautés turques en France, pour ne pas être très vigilants sur ce genre de projets. […] Je sais bien que le pouvoir turc cherche à faire pression sur nos lycées […]», a déclaré Jean-Michel Blanquer, toujours sur RMC.
Pour LCI, Jean Marcou, enseignant à Sciences Po Grenoble et spécialiste de la Turquie, a envisagé la thèse de la provocation côté turc. Elle pourrait être liée au contexte diplomatique tendu entre la France et la Turquie, notamment parce que Paris a décidé de mettre en place une journée de commémoration du génocide arménien le 24 avril. Un choix qui a provoqué de vives réactions du côté d’Ankara, de même que le récent accueil fait par Emmanuel Macron à des représentants du YPG, milice kurde présente en Syrie qu’Ankara qualifie d’émanation du PKK, organisation considérée comme terroriste en Turquie.
Karim Ifrak n’évacue pas l’hypothèse, mais pense que le projet d’implantation de lycées turcs en France est sérieux:
«En Turquie, il y a plusieurs lycées français et Ankara va jouer cette carte afin de se faire ouvrir des portes en France. Je ne pense pas qu’Erdogan et son gouvernement aient du temps à perdre à seulement provoquer. Selon moi, les Turcs viendront avec un projet solide à présenter aux Français.»
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