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Télérama, le 13/07/2018
Julie Honoré et Marie Tihon
Menaces, prison, maltraitance… En Turquie, les photographes sont de plus en plus pris pour cibles par les autorités. Cağdas Erdoğan, l’un d’entre eux, est exposé aux Rencontres d’Arles et au Festival international de journalisme de Couthures ce week-end. Rencontre avec ceux qui ont fait le choix de témoigner, malgré tout.
C’était un banal contrôle d’identité dans un parc de Kadiköy, sur la rive asiatique d’Istanbul. Cağdas Erdoğan profitait du beau temps pour se promener. Mais le contrôle s’éternise. Au bout d’une heure, les officiers finissent par emmener le photographe au commissariat. « Ils m’ont déshabillé, m’ont touché… partout, raconte-t-il pudiquement. Puis ils m’ont sacrément bastonné. » C’est plusieurs heures plus tard, complètement nu et le visage tuméfié, que le jeune homme reçoit la visite de ce qu’il devine être deux agents des services secrets turcs. Ils essaient de lui soutirer des informations, d’obtenir le nom de ses sources. Ils proposent même de le recruter. Cağdas Erdoğan refuse. « Tu vas aller en prison, ça va te remettre les idées en place », finissent-ils par lui rétorquer.
Le calvaire du photographe va durer six mois. « La garde à vue était horrible, on était dans une toute petite cellule, c’était immonde, il n’y avait pas de lit. J’y suis resté douze jours, enfermé avec des terroristes de Daech, raconte-t-il. Ensuite, en prison, j’ai été mis dans la cellule des gens du PKK [une organisation considérée comme terroriste par la Turquie et l’Union européenne, ndlr]. J’étais avec des journalistes, des intellectuels, des universitaires… Nous étions solidaires entre nous. »
“Terroriste”, pas photographe
Dans le dossier du jeune homme, entre autres papiers, une photo : celle d’un combattant du PKK, deux colombes sur la tête, prise dans le sud-est du pays, en 2015, au moment où les combats font rage entre l’armée turque et les séparatistes kurdes. Alors que plusieurs villes sont détruites, que « des gens sont brûlés dans des caves », et que les journalistes sont indésirables, sa photo a été publiée dans de nombreux médias internationaux. Le cliché a même été qualifié de « photo de l’année » par le quotidien britannique The Guardian. Peu importe. « Mon travail est vu comme de la propagande, soupire-t-il. En Turquie, je ne suis pas considéré comme un photographe, mais comme membre d’un groupe terroriste. »
S’il a été libéré après six mois derrière les barreaux, Cağdas Erdoğan reste en sursis : son procès est encore en cours, et tous les quatre ou cinq mois le tribunal observe sa remise en liberté. Il risque vingt-deux ans de prison et ne peut toujours pas sortir du territoire ; la justice ne lui a pas encore rendu son passeport. Et tant pis si son travail – il est considéré comme l’un des photographes les plus prometteurs de sa génération – est exposé cet été dans plusieurs pays européens. « Le procureur me connaît ! Il est même déjà venu à une de mes expos ! Mais ça ne l’a pas empêché de me faire arrêter », ironise-t-il.
Comme Cağdas Erdoğan, de nombreux photographes, mais aussi des journalistes, des universitaires, des avocats, sont arrêtés en Turquie. Le pays est considéré par Reporters sans frontières comme la plus grande prison du monde pour les journalistes, et plus d’une centaine de titres ont été fermés. Soupçonnés d’être des terroristes, le moindre prétexte – parfois simplement des captures d’écran de leurs réseaux sociaux – suffit pour les mettre derrière les barreaux. Pour les photographes, le danger, quand ils prennent un cliché, est d’être assimilés à la cause qu’ils photographient. « Deux jours après que le Guardian a primé ma photo, et alors même que j’étais rentré depuis sept mois, je me réveille et j’entends un présentateur se demander, à la télé, comment un terroriste peut recevoir un prix », indique Cağdas Erdoğan.
« On finit même par pratiquer une certaine forme d’autocensure », reconnaît un de ses confrères, Sener Yilmaz Aslan, 31 ans, dont le cliché d’une femme transgenre, lors de la Marche des fiertés de 2015, réprimée par la Turquie, a fait le tour du monde. « On n’a pas forcément de problèmes quand on fait des photographies sur un terrain de guerre par exemple. Mais ensuite, on y réfléchit à deux fois avant de partager la photo. » L’année dernière, le photojournaliste français Mathias Depardon n’a même pas eu cette « chance » : arrêté alors qu’il photographiait la cité historique de Hasankeyf, vouée à disparaître sous les eaux à cause d’un barrage hydroélectrique, il a passé un mois en prison, avant d’être expulsé du pays.
“Il y a trois ans, on pouvait ‘discuter’ avec un policier.”
Un climat délétère, renforcé par la situation politique du pays, qui s’enfonce dans une répression de plus en plus brutale. « Les événement politiques influent beaucoup sur la manière dont se comportent les policiers », avance Sener Yilmaz Aslan. Une manière brutale de le vérifier : pendant les manifestations où, particulièrement visibles avec leurs appareils, les photographes se retrouvent être des prises de choix. Tous ont vécu le soulèvement du parc Gezi, en juin 2013, comme une entrée en matière de la violence de la police. Comme Barbaros Kayan, emmené en garde à vue alors qu’il couvrait les manifestations. Une répression qui le persuade d’exercer cette profession. « Chaque reporter free-lance est devenu un opposant face aux médias mainstream qui appartiennent au gouvernement, explique le photographe. La censure pratiquée par ces médias qui décident d’occulter la réalité m’a convaincu de devenir un photojournaliste indépendant. »
Mais depuis l’instauration de l’Etat d’urgence il y a deux ans, après la tentative de coup d’Etat, « la situation n’est même pas comparable », soupire un photographe, qui a souhaité garder l’anonymat. « Par exemple, il y a trois ans, on pouvait “discuter” avec un policier, ils n’étaient pas systématiquement agressifs, ils s’excusaient presque de te demander ta carte d’identité. Mais avec l’autoritarisme qui se développe en Turquie, leur pouvoir s’étend, et ça change aussi leur attitude. Ils ne te donnent même plus de raison pour te dire de quitter les lieux. »« Pendant l’Etat d’urgence, prendre une photo lors d’une manifestation peut se révéler très dangereux. Mais ça vaut la peine, renchérit Cansu Yıldıran, une jeune photographe d’à peine 21 ans. Je suis certaine de la capacité de ces clichés à nous rendre plus forts. »
Cağdas Erdoğan a déjà été hospitalisé deux fois, notamment à cause d’un pied écrasé par un camion de police qui a foncé sur la foule lors d’une manifestation. Tous comptent presque leurs blessures et cicatrices comme des preuves qu’ils ont fait correctement leur travail, qu’ils ont été présents là où il fallait, pour montrer ce que les autorités préféreraient cacher. «Tout mon corps a été cassé. Il n’y a que les dents qui n’ont pas été touchées ! » plaisante Sener Yilmaz Aslan. Il a publié sur Instagram la copie de toutes les radios qu’il a dû faire après les violences de la police. « J’ai eu une côte cassée, j’ai des douleurs à la jambe, j’ai reçu une capsule de gaz à l’épaule… Et la torture n’est pas que physique : elle est aussi psychologique, on nous insulte beaucoup. » Hors de question, malgré tout, de ne pas se rendre à certains événements : « C’est important d’aller là où peu de journalistes se rendent : ces gens-là [les manifestants, ndlr] ont besoin d’encore plus de clichés pour témoigner de ce qui s’est réellement passé. »
Montrer ce qu’on essaie de cacher
L’indépendance, mêlée à la fermeture progressive de nombreux médias [plus de cent cinquante ont été fermés en deux ans par les autorités, ndlr], les mène à encore plus de précarité. « Si aux yeux du gouvernement tu documentes trop les points de vue de l’opposition, tu n’as aucune chance de recevoir la carte de presse officielle turque, détaille Barbaros Kayan. Or elle permet d’acquérir plus de droits et d’avoir de multiples accès. » Travailler sans ce précieux sésame multiplie dès lors le risque de se faire arrêter. « J’ai couvert des conflits dans d’autres pays, continue-t-il, mais c’est dans le mien, la Turquie, que je me sens le plus en danger. »
A l’étranger, leur travail est de plus en plus reconnu. « C’est un hommage à ceux qui continuent de s’exprimer sous une telle chape de plomb », indique les Rencontres de la photographie d’Arles pour décrire l’exposition collaborative consacrée à plusieurs photographes originaires de Turquie, « Une colonne de fumée », présentée dans l’édition 2018. Le Festival international de journalisme de Couthures exposera de son côté le travail de Cağdas Erdoğan du 13 au 15 juillet. Une reconnaissance essentielle, mais pas suffisante, nuance Sener Yilmaz Aslan : « Je pense que c’est encore plus important d’avoir des expositions en Turquie, car les gens peuvent alors être plus conscients de ce qu’il se passe dans leur pays. » Certains de ses clichés sont exposés à la galerie Zilberman, sur l’avenue Istiklal, en plein cœur d’Istanbul.
En dépit des intimidations, du danger, aucun ne se voit renoncer à sa profession. « Le journalisme, c’est une philosophie », répète à plusieurs reprises Sener Yilmaz Aslan. Son confrère, Cağdas Erdoğan, est encore plus catégorique : « Je n’utilise jamais de pseudonyme. Y avoir recours, c’est déjà s’avouer vaincu. On vit dans un pays où il y a un conflit qui dure depuis quarante ans. Sept villes ont été détruites dans le Sud-Est. Mais tout le monde fait comme si ça n’existait pas. C’est pour cela que je suis allé en prison : j’ai montré ce qu’on ne voulait pas dévoiler. »
Exposition collective « Une colonne de fumée », regards sur la scène contemporaine turque. Aux Rencontres photographiques d’Arles, Maison des peintres, jusqu’au 23 septembre.
« L’actualité en images », au Festival international de journalisme de Couthures, du 13 au 15 juillet.
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