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Libération, le 27/04/2018
Par Quentin Raverdy , correspondance à Istanbul
Le prix du raki, la boisson nationale, a grimpé de plus de 550%. Mustafa Ozer. AFP
Jeudi, des milliers d’épiciers ont fermé boutique pour protester contre la loi leur interdisant de vendre des boissons alcoolisées la nuit, et contre les surtaxes imposées par le gouvernement conservateur.
Vente d’alcool restreinte en Turquie : «Ça fait partie de leur volonté d’islamiser la société»
Fait exceptionnel ce jeudi, Ilker, épicier du quartier de Beyoglu à Istanbul, ne sera pas derrière son comptoir. Comme lui, jeudi, des milliers de tekel (épiciers habilités à vendre de l’alcool) de Turquie ont été appelés à baisser leur rideau pour dénoncer une loi de 2013 portée part l’AKP, le parti islamo-conservateur du Premier ministre de l’époque, aujourd’hui président, Recep Tayyip Erdogan. Le texte impose depuis cinq ans aux épiceries de ne plus vendre d’alcool entre 22 heures et 6 heures du matin. Et le manque à gagner dans les caisses est plus que palpable, explique Ilker : «Je perds entre 30% et 40% de mon chiffre d’affaires mensuel.» Mais comme bon nombre de ses collègues, le jeune commerçant préfère faire fi de la loi et de la lourde amende 7 000 euros en cas d’infraction : «On perd plus à appliquer la loi strictement qu’à continuer à vendre discrètement quitte à prendre une amende.»
Au moment de la promulgation du texte, en chef de gouvernement «bienveillant», Erdogan avait brandi l’argument de la santé publique, à l’instar des pays occidentaux : un projet législatif censé protéger son pays (où environ 15% de la population consomme de l’alcool) et notamment sa jeunesse. «Nous ne voulons pas d’une génération qui titube jour et nuit», prévenait alors le leader turc. Ainsi, en plus de restreindre les horaires des tekel, la loi prévoit également l’interdiction totale de faire la promotion de l’alcool dans la rue, à la télévision, sur Internet ou de faire du sponsoring. Bannis aussi les points de vente dans un rayon de 100 mètres autour d’un établissement éducatif ou d’un lieu de culte. Une sorte de loi Evin puissance dix.
Envolée des prix
«L’argument de la santé publique, je n’y crois pas. Cela fait partie de leur volonté d’islamiser la société. Avec cette loi, ils visent la population laïque, qui consomme, elle, de l’alcool», estime Celal, épicier du quartier conservateur de Kasimpasa, où a grandi Erdogan. Mais le pouvoir turc n’en reste pas moins pragmatique, ironise à son tour Ilker : «S’il voulait vraiment interdire l’alcool, il le pourrait mais il gagne trop d’argent avec les taxes.» En effet, en plus des lois restrictives, l’AKP a également multiplié les hausses drastiques des taxes sur les boissons alcoolisées, qui ont ainsi permis à l’Etat turc de récolter quelque 2 milliards d’euros l’année dernière.
Conséquence inévitable de cette politique fiscale : l’envolée des prix dans les bars et magasins depuis l’arrivée du parti islamiste au pouvoir, au début des années 2000. Le prix de la bière a ainsi grimpé de plus de 400%. Celui de la bouteille de raki, la boisson anisée et symbole national du pays, est monté, lui, de plus de 550% (deux fois plus que la hausse moyenne des prix des biens en Turquie). De quoi sérieusement perturber les ventes du «lait du lion», mais sans réellement influencer la consommation moyenne d’alcool des Turcs, qui stagne depuis une décennie autour de 1,4 litre par personne, le plus faible taux de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économique).
Apprenti chimiste
Face à l’augmentation des prix dans les rayons des supermarchés, comme de plus en plus de personnes, Ali Konuk a pris une décision radicale : «Désormais, je fais mon alcool à la maison.» Conseiller en marketing dans la vie, le jeune homme de 29 ans se transforme en apprenti chimiste entre les murs de son appartement d’Istanbul. Ali se veut aussi pédagogue : «J’ai lancé une chaîne YouTube pour partager mon expérience et expliquer comment faire les recettes chez soi.» Déjà plus de 1,3 million de personnes ont vu ses vidéos. Devant l’objectif de son portable, il mélange alcool éthylique, arôme d’anis, eau et sucre pour obtenir, en une dizaine de minutes, son raki «fait maison».
Et sa production défie toute concurrence : une bouteille de 70 centilitres, vendue 100 livres turques dans le commerce (environ 20 euros), est produite ici pour quatre fois moins. Conscient de ce phénomène grandissant, le gouvernement a tenté de légiférer l’hiver dernier en imposant aux producteurs d’alcool éthylique d’ajouter du benzoate, un agent d’aversion qui empêche la consommation du liquide. Mais pas de quoi arrêter Ali : «Maintenant, je distille moi-même mon alcool. Cela prend juste un peu plus de temps.» Sous le regard d’un grand portrait d’Atatürk, père de la république et grand amateur de raki, Ali ne s’inquiète pas pour l’avenir : «Si une nouvelle interdiction passe, nous les Turcs, on trouvera toujours un moyen de la contourner.»
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