Enis Berberoglu, député du Parti républicain du peuple (CHP, opposition kémaliste) au Parlement turc, comparaissait, mercredi 14 juin, à Caglayan, le palais de justice d’Istanbul, dans le cadre d’une affaire de vidéos fournies à des journalistes. Il a été condamné à vingt-cinq ans de prison pour « espionnage » et écroué dès la fin de l’audience. « Honte aux responsables de cette injustice », a déclaré le député, emmené par des policiers.
C’est la première fois depuis le coup d’Etat militaire de 1980 qu’un député du plus vieux parti politique, le CHP fondé par Atatürk, le père de la Turquie moderne, est emprisonné. M. Berberoglu, 61 ans, a été jugé coupable d’avoir fourni au quotidien d’opposition Cumhuriyet une vidéo montrant l’interception, le 19 janvier 2014, dans la région d’Adana (sud de la Turquie), de camions transportant des armes pour la rébellion syrienne pour le compte des services secrets turcs (MIT).
Très vite rendue publique, l’affaire des camions avait défrayé la chronique. Les vidéos filmées par les gendarmes qui tentaient d’intercepter le convoi montraient comment ces derniers en étaient venus aux mains avec les représentants des services secrets qui essayaient de les en empêcher.
Plusieurs médias avaient alors publié des photos de ces échauffourées avant que le gouvernement ne classifie l’information comme secret d’Etat. Par la suite, le président Recep Tayyip Erdogan avait reconnu que le convoi appartenait bien aux services secrets et qu’il transportait de l’aide pour la rébellion turkmène de Syrie opposée à Bachar Al-Assad.
Peu après cet épisode, les gendarmes, les juges et les procureurs qui avaient procédé à l’interception des camions ont tous été arrêtés. Accusés d’agir pour le compte du prédicateur musulman Fethullah Gülen – devenu la bête noire du président turc Recep Tayyip Erdogan après avoir été son meilleur allié –, ils ont été condamnés à de lourdes peines de prison.
« Verdict influencé par le palais »
En publiant à nouveau un article et une vidéo sur le contenu des camions en juin 2015, quelques jours avant les élections législatives, le quotidien Cumhuriyet avait attisé l’ire du président turc, prompt à promettre au rédacteur en chef de l’époque, Can Dündar, qu’il allait en « payer le prix ». En 2016, ce dernier et Erdem Gül, le correspondant du journal à Ankara, ont été condamnés à cinq ans de prison pour divulgation de secrets d’Etat.
La condamnation et l’arrestation d’Enis Berberoglu, journaliste de profession, ancien rédacteur en chef du quotidien Hürriyet (2009-2014), ont semé la consternation dans les rangs du CHP. En signe de protestation, les députés du premier parti d’opposition de Turquie ont quitté le Parlement en pleine séance. Dénonçant « un verdict influencé par le palais », son chef, Kemal Kiliçdaroglu, a appelé à l’organisation d’une marche de protestation entre Ankara et Istanbul. « Les juges rendent leurs décisions dans l’espoir d’avoir de l’avancement. Il s’agit d’intimider tous ceux qui s’opposent à l’AKP », le parti islamo-conservateur au pouvoir, a déclaré le député Engin Altay à la fin de l’audience.
« Ce verdict va affaiblir la stature diplomatique du président Erdogan et du gouvernement, notamment vis-à -vis des pays occidentaux », a estimé Murat Yetkin, le rédacteur en chef de la version anglaise de Hürriyet, estimant qu’une « limite vient d’être franchie ».
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