Le Mois le plus long. Ramadan à Istanbul, de François Georgeon, CNRS Editions, 348 p., 25 €.
Les Istanbuliotes l’appellent « le sultan des mois ». Le mois du ramadan – ramazan, en turc –, le neuvième de l’année lunaire, est aux yeux des musulmans le plus saint, celui où, lors de la « nuit du destin », le Coran fut révélé à Mahomet. Mois de l’abstinence pendant le jour, il est aussi la nuit, dès la fin du jeûne, celui des grandes retrouvailles familiales et sociales. « Pour l’historien, étudier un rite comme celui du ramadan équivaut à une sorte de défi ou, pour mieux dire, fournit une occasion idéale pour étudier le changement, c’est-à-dire le mouvement même de l’histoire », écrit François Georgeon, directeur de recherches émérite au CNRS et auteur de nombreux travaux sur la fin de l’Empire ottoman et la République « kémaliste ».
En racontant le ramadan à Istanbul depuis le milieu du XIXe siècle et le début des réformes ottomanes jusqu’à aujourd’hui, il raconte les mutations de la Turquie dans son rapport à la religion et dans les représentations qu’elle se donne d’elle-même. Pour cela, l’historien se plonge dans les textes de l’époque, les journaux locaux, les récits de voyageurs, les chroniques familiales, et analyse les mouvements qui traversent les profondeurs d’une ville qui, par sa taille (400 000 habitants en 1800, un million en 1900 et plus de 15 millions aujourd’hui), était et reste un gigantesque laboratoire social. En outre, jusqu’au début du XXe siècle, y vivaient de nombreuses minorités non musulmanes, Grecs, Arméniens, juifs, etc. : le mois de ramadan est aussi un révélateur de l’état des relations intercommunautaires.
Porteur d’une grande symbolique politique
Au milieu du XIXe siècle, le « mois le plus long » a un rôle central dans la société ottomane. « A la fois carême et carnaval », note alors Gérard de Nerval : les écrivains voyageurs occidentaux sont fascinés. « Chaque vingt-quatre heures, tout se mêle, jeûnes et festins, dévotions et amusements, ferveur et liesse, religieux et profane », raconte François Georgeon. Ce mois est aussi celui d’une transgression toujours plus évidente au fil des ans, où les femmes, bien qu’accompagnées, sortent de leur réclusion pour assister à des spectacles. Moment de liberté, il est aussi porteur d’une grande symbolique politique. C’est l’occasion pour le sultan – notamment avec Abdülhamid II, qui régna de 1876 à 1909 – de mettre en scène la dimension califale, c’est-à-dire religieuse, de son pouvoir.
Après le renversement de cet autocrate, le ramadan devint un moment d’intenses débats politiques. Les Jeunes-Turcs au pouvoir, partisans d’une occidentalisation accélérée, demandent aux imams d’expliquer la nouvelle constitution dans leurs prêches. Ils s’affrontent aux conservateurs, pour qui l’éloignement de la tradition et l’affaiblissement de l’islam – dont est le symptôme la baisse de la pratique du jeûne pendant le ramadan – sont les vraies causes de la décadence de l’Empire.
La défaite de 1918, l’occupation d’Istanbul par les Alliés, la guerre d’indépendance puis la proclamation par Mustafa Kemal, en 1923, d’une République inspirée du modèle jacobin, entraînent le déclin de cette fête. Fumer et manger pendant le ramadan est une manière d’afficher sa modernité. Ce n’est même plus un délit avec l’entrée en vigueur du nouveau code pénal, en 1926. Le pouvoir républicain « turquise » l’islam, imposant l’appel à la prière en turc. Cette laïcité, imposée d’en haut à une société largement réticente, voire hostile, compose néanmoins avec le ramadan, qui reste une fête officielle comme le sont Pâques ou Noël en Occident. Jamais les autorités ne mènent campagne contre le jeûne, comme le fera par exemple Bourguiba en Tunisie. Mais ce mois a perdu son caractère sacré et du même coup son importance – du moins jusqu’aux années 1980.